Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/375

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à opprimer la nation pour la défendre : il n’y a point de situation plus douloureuse. Vous avez vu les mêmes désastres renouvelés avec plus de honte pendant la guerre de 1756. Qu’on songe à cette suite de misères à peine interrompue pendant tant de siècles, et on pourra s’étonner de la gaieté dont la nation se pique.

Je me hâte de sortir de cet abîme ténébreux, pour voir quelques rayons du jour plus doux qu’on nous fait espérer. Je vous demande des éclaircissements sur deux objets bien importants : l’un est la perte étonnante de neuf cent soixante et quatorze millions que trois impôts trop forts et mal répartis coûtent, selon vous, tous les ans au roi et à la nation[1] ; l’autre est l’article des blés.

S’il est vrai, comme vous semblez le prouver, que l’État perde tous les ans neuf cent soixante et quatorze millions de livres par l’impôt seul du sel, du vin, du tabac, que devient cette somme immense ?

Vous n’entendez pas, sans doute, neuf cent soixante et quatorze millions en argent comptant engloutis dans la mer, ou portés en Angleterre, ou anéantis ? Vous entendez des productions, c’est-à-dire des biens réels, évalués à cette somme immense, lesquels biens nous ferions croître sur notre territoire si ces trois impôts ne nuisaient pas à sa fécondité. Vous entendez surtout une grande partie de cette somme égarée dans les poches des fermiers de l’État, dans celles de leurs agents, et des commis de leurs agents, et des alguazils de leurs commis. Vous cherchez donc un moyen de faire tomber dans le trésor du roi le produit des impôts nécessaires pour payer ses dettes, sans que ce produit passe par toutes les filières d’une armée de subalternes qui l’atténuent à chaque passage, et qui n’en laissent parvenir au roi que la partie la plus mince.

C’est là, ce me semble, la pierre philosophale de la finance, à cela près que cette nouvelle pierre philosophale est aisée à trouver, et que celle des alchimistes est un rêve.

Il me paraît que votre secret est surtout de diminuer les impôts pour augmenter la recette. Vous confirmez cette vérité, qu’on pourrait prendre pour un paradoxe, en rapportant l’exemple de ce que vient de faire un homme plus instruit peut-être que Sully, et qui a d’aussi grandes vues que Colbert, avec plus de philosophie véritable dans l’esprit que l’un et l’autre[2]. Pendant l’année

  1. Voyez le tome IV des Éphémérides de 1775. (Note de Voltaire.) — Voltaire désigne ici les Nouvelles Éphémérides économiques ; voyez la note, page 359.
  2. Turgot.