Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/379

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nés de voir environ dix à quinze mille paysans qui couraient comme des fous en hurlant, et qui criaient : Les blés, les marchés ! les marchés, les blés ! Nous remarquâmes qu’ils s’arrêtaient à chaque moulin, qu’ils le démolissaient en un moment, et qu’ils jetaient blé, farine, et son, dans la rivière. J’entendis un petit prêtre qui, avec une voix de Stentor, leur disait : « Saccageons tout, mes amis, Dieu le veut ; détruisons toutes les farines, pour avoir de quoi manger. »

Je m’approchai de cet homme ; je lui dis : « Monsieur, vous me paraissez échauffé, voudriez-vous me faire l’honneur de vous rafraîchir dans ma charrette ? J’ai de bon vin. » Il ne se fit pas prier. « Mes amis, dit-il, je suis habitué de paroisse. Quelques-uns de mes confrères et moi nous conduisons ce cher peuple. Nous avons reçu de l’argent pour cette bonne œuvre[1]. Nous jetons tout le blé qui nous tombe sous la main, de peur de la disette. Nous allons égorger dans Paris tous les boulangers pour le maintien des lois fondamentales du royaume. Voulez-vous être de la partie ? »

Nous le remerciâmes cordialement, et nous prîmes un autre chemin dans notre charrette pour aller voir le roi.

En passant par Paris, nous fûmes témoins de toutes les horreurs que commit cette horde de vengeurs des lois fondamentales. Ils étaient tous ivres, et criaient d’ailleurs qu’ils mouraient de faim. Nous vîmes à Versailles passer le roi et la famille royale. C’est un grand plaisir ; mais nous ne pûmes avoir la consolation d’envisager l’auteur de notre cher édit du 13 septembre. Le gardien de sa porte m’empêcha d’entrer. Je crois que c’est un Suisse. Je me serais battu contre lui si je m’étais senti le plus fort. Un gros homme qui portait des papiers me dit : a Allez, retournez chez vous avec confiance, votre homme ne peut vous voir ; il a la goutte[2], il ne reçoit pas même son médecin, et il travaille pour vous. »

Nous partîmes donc, mon compagnon et moi, et nous revînmes cultiver nos champs ; ce qui est, à notre avis, la seule manière de prévenir la famine.

  1. Il est très-vrai que, dans les émeutes de 1775, les séditieux avaient plus d’argent que les hommes de leur état n’en ont ordinairement ; qu’ils étaient plus occupés de détruire les subsistances ou de voler que de se procurer un morceau de pain ; qu’on employa pour les ameuter des lettres, de faux arrêts du conseil, etc. Les prêtres s’en mêlèrent très-peu ; quelques-uns même furent très-utiles, et la religion n’y entra pour rien. (K.)
  2. Turgot mourut le 19 mars 1781, à quarante-neuf ans, d’un accès dégoutte.