Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/468

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feutre sur lequel tu t’assieds[1] » C’est ainsi, dit-il, que les petits-fils de Gengis furent couronnés. Il y a dans cette cérémonie je ne sais quoi d’une philosophie anglaise qui ne déplaît pas. Mais lorsque ensuite le moine ambassadeur nous apprend que les montagnes caspiennes, où se trouve de l’aimant, attiraient à elles toutes les flèches de Gog et de Magog ; qu’une nuée se mettait au devant des troupes, et les empêchait d’avancer ; qu’une armée d’ennemis marcha plusieurs milles sous terre pour attaquer l’empereur de Gog dans son camp ; que le prêtre Jean, empereur de l’Inde, combattit Gengis avec des cavaliers de bronze, montés sur de grands chevaux, et remplis de soufre enflammé ; qu’un peuple à tête de chien se joignit à cette armée de bronze, etc., etc., alors on est forcé de convenir que frère Plancarpin n’était pas philosophe.

Frère Rubruquis, envoyé chez le grand kan par saint Louis même, n’était guère mieux informé[2]. Ce fut le sort du plus pieux et du plus brave des rois d’être trompé et d’être battu.

Il ne faut pas croire non plus que le fameux Marc Paul ait écrit comme Xénophon, comme Polybe, ou de Thou. C’est beaucoup que dans notre xiiie siècle, dans le temps de notre plus crasse ignorance et de notre plus ridicule barbarie, il se soit trouvé une famille de Vénitiens assez hardis pour aller à l’extrémité de la mer Noire, au delà du pays de Médée, et du terme où s’arrêtèrent les Argonautes : ce voyage ne fut que le prélude de la course immense de cette famille errante. Marc Paul surtout pénétra plus loin que Zoroastre, Pythagore, et Apollonius de Tyane ; il alla jusqu’au Japon, dont l’existence alors était aussi ignorée de nous que celle de l’Amérique. Quel divin génie mit dans l’âme de trois Vénitiens cette ardeur d’agrandir pour nous le globe ? Rien autre chose que l’envie de gagner de l’argent. Son père, son oncle, et lui, étaient de bons marchands comme Tavernier et Chardin. Il ne paraît pas que Marc Paul eût fait fortune : son livre n’en fit point, et on se moqua de lui. Il est difficile en effet de croire que sitôt que le grand kan Coublaï, fils de Gengis, fut informé de l’arrivée de messer Marco Polo, qui venait vendre de la thériaque à sa cour, il envoya au-devant de lui une escorte de quarante mille hommes ; et qu’ensuite il dépêcha ce Vénitien

  1. Ambassade de Plancarpin, page 16, in-4o, édition de Van der Aa. (Note de Voltaire.)
  2. L’abbé Prévost, dans sa Rédaction des Voyages, l’appelle capucin ; les révérends pères capucins ne sont pourtant établis que de l’année 1528, par le pape Clément VII. (Id.) — Rubruquis était cordelier.