Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/478

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en argent et en honneurs. On ne tromperait pas, dit-on, s’il n’y avait rien à gagner ; mais concevez-vous ceux qui payent ? Comment se peut-il que parmi tant de millions d’hommes il n’y en eût pas deux qui se fussent laissé tromper sur la valeur d’un écu, et que tous courussent au-devant des erreurs les plus grossières et les plus affreuses, dont il leur importait tant d’être désabusés ?

Ne voyez-vous pas comme moi, avec consolation, qu’il y a au bout de l’Asie une société immense de lettrés auxquels on n’a jamais reproché de superstition ridicule ou sanguinaire ? Et s’il se forme jamais ailleurs une compagnie pareille, ne la bénirez-vous pas ?

Je m’aperçois que je ne vous ai pas écrit tout à fait en enfant de saint Idulphe[1] ; vous me le pardonnerez, s’il vous plaît.

LETTRE V.

sur les lois et les mœurs de la chine.
Monsieur,

J’ai peine à me défendre d’un vif enthousiasme, quand je contemple cent cinquante millions d’hommes[2] gouvernés par treize mille six cents magistrats, divisés en différentes cours, toutes subordonnées à six cours supérieures, lesquelles sont elles-mêmes sous l’inspection d’une cour suprême. Cela me donne je ne sais quelle idée des neuf chœurs des anges de saint Thomas d’Âquin.

Ce qui me plaît de toutes ces cours chinoises, c’est qu’aucune ne peut faire exécuter à mort le plus vil citoyen, à l’extrémité de l’empire, sans que le procès ait été examiné trois fois par le grand conseil, auquel préside l’empereur lui-même. Quand je ne con-

  1. Saint Idulphe ou Hidulphe ou Hildulphe, évêque et moine au viie siècle, fondateur du monastère de Moyen-Moutier, qui était devenu une abbaye célèbre de l’ordre de saint Benoit.
  2. Plus ou moins ; mais, par les mémoires envoyés de la Chine au P. Duhalde, il paraît que sous l’empereur Kang-hi on comptait environ soixante millions d’hommes entre l’âge de vingt et cinquante ans, capables de porter les armes, sans parler des femmes, des filles, des jeunes gens, des vieillards, des lettrés, des familles nombreuses qui n’habitent que dans des bateaux ; le compte doit aller à plus de deux cents millions, surtout depuis les immenses conquêtes faites dans la Tartarie occidentale. (Note de Voltaire.)