Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/480

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« Je ne voudrais pas qu’on sût ma pensée ; ne la disons donc pas. Je ne voudrais pas qu’on sût ce que je suis tenté de faire ; ne le faisons donc pas.

« Le sage craint quand le ciel est serein : dans la tempête il marcherait sur les flots et sur les vents.

« Voulez-vous minuter un grand projet, écrivez-le sur la poussière, afin qu’au moindre scrupule il n’en reste rien.

« Un riche montrait ses bijoux à un sage. « Je vous remercie des bijoux que vous me donnez, dit le sage. — Vraiment je ne vous les donne pas, repartit le riche. — Je vous demande pardon, répliqua le sage ; vous me les donnez, car vous les voyez, et je les vois ; j’en jouis comme vous, etc. »

Il y a plus de mille sentences pareilles de Confucius, de ses disciples et de leurs imitateurs. Ces maximes valent bien les secs et fastidieux Essais de Nicole[1].

On n’est pas surpris qu’une nation si morale ait été subjuguée par des peuples féroces ; mais on s’étonne quelle ait été souvent bouleversée comme nous par des guerres intestines : c’est un beau climat qui a essuyé de violents orages.

Ce qui étonne plus, c’est qu’ayant si longtemps cultivé toutes les sciences, ils soient demeurés au terme où nous étions en Europe aux xe XIe et xiie siècles. Ils ont de la musique, et ils ne savent pas noter un air, encore moins chanter en parties. Ils ont fait des ouvrages d’une mécanique prodigieuse, et ils ignoraient les mathématiques. Ils observaient, ils calculaient les éclipses ; mais les éléments de l’astronomie leur étaient inconnus.

Leurs grands progrès anciens et leur ignorance présente sont un contraste dont il est difficile de rendre raison. J’ai toujours pensé que leur respect pour leurs ancêtres, qui est chez eux une espèce de religion, était une paralysie qui les empêchait de marcher dans la carrière des sciences. Ils regardaient leurs aïeux comme nous avons longtemps regardé Aristote. Notre soumission pour Aristote (qui n’était pourtant pas l’un de nos ancêtres) a été si superstitieuse que, même dans l’avant-dernier siècle, le parlement de Paris défendit, sous peine de mort, qu’on fût, en physique, d’un avis différent de ce Grec de Stagire[2], On ne menaçait pas à la Chine de faire pendre les jeunes lettrés qui inventeraient

  1. Les éditions de 1741 ou de 1755 des Essais de morale n’ont pas moins de vingt-cinq volumes in-12, mais comprennent d’autres ouvrages du même auteur. Les éditions séparées des Essais n’ont que treize volumes. (B.)
  2. L’arrêt est de 1624. (Note de Voltaire.) — Voyez tome XVI, page 21. Au lieu de l’avant-dernier siècle, Voltaire aurait dû dire le dernier siècle.