Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/71

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admonété et à l’aumône, pour avoir osé nier qu’un homme tout prêt d’être reçu conseiller de la cour des aides ou du parlement lui ait apporté trois cent mille livres en treize voyages, et ait fait cinq lieues à pied en un matin, quand il pouvait porter cet or prétendu dans un fiacre en un quart d’heure.

Ce n’est pas tout : une pauvre fille[1] qui avait servi de faux témoin contre M. de Morangiés, se rétracte ; elle avoue son crime. Son père avoue le crime de sa fille, tous deux en demandent pardon à Dieu et à la justice. On ne les écoute pas : ils ont demandé pardon à Dieu trop tard. On les condamne au bannissement, non pas pour avoir fait un faux serment en justice, non pas pour avoir calomnié l’innocent, mais pour s’être repentis mal à propos.

Il faut avouer que si ce jugement d’un bailli subsiste, si M. de Morangiés est coupable, s’il a reçu en effet cent mille écus des mains du docteur ès lois Du Jonquay, tout le monde doit dire avec un grand auteur[2] très-sensé :

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Tout Paris aujourd’hui, toute la France s’élève contre cette sentence. On croit M. de Morangiés innocent, on le plaint autant qu’on s’était déchaîné contre lui ; toutes les opinions ont changé : tel est le petit et le grand vulgaire, tels sont les hommes ; ils ont vérifié ce qu’avait dit un écrivain impartial[3], que M. de Morangiés pouvait perdre son procès sans perdre son honneur.

Ce qu’on peut conclure de cette affaire jusqu’à présent, c’est que rien n’est plus dangereux souvent pour les officiers du roi que les négociations au troisième étage.

Celui qui a réclamé avec la hardiesse la plus intrépide contre cette sentence est l’avocat du condamnée[4]. Il trouve, dans ce jugement, une foule de contradictions palpables et d’obscurités qu’il veut mettre au grand jour. Les oracles de la justice ne doivent être en effet jamais susceptibles ni de la moindre obscurité, ni de la contradiction la plus légère. Cela n’appartenait autrefois qu’à des oracles d’un autre genre.

Le zèle et l’indignation de cet avocat l’ont emporté jusqu’à dire que les juges n’ont écouté ni la raison ni la justice ; qu’il se regarde comme Renaud dans la forêt enchantée du Tasse, infectée par des

  1. Nommée Hérissé.
  2. Boileau, Art poétique, III, 48.
  3. Voltaire lui-même, dans ses Nouvelles Probabilités, tome XXVIII, page 585.
  4. Linguet avait publié un Supplément aux Obsercatiuns par le comte de Morangiés, écrit d’une violence excessive.