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ÉPÎTRE

A MADAME

LA MARQUISE DU CHATELET [1].

MADAME,

Quel faible hommage pour vous qu’un de ces ouvrages de poésie qui n’ont qu’un temps, qui doivent leur mérite à la faveur passagère du public et à l’illusion du théâtre, pour tomber ensuite dans la foule et dans l'obscurité.

Qu’est-ce en effet qu’un roman mis en action et en vers, devant celle qui lit les ouvrages de géométrie avec la même facilité que les autres lisent les romans ; devant celle qui n’a trouvé dans Locke, ce sage précepteur du genre humain, que ses propres sentiments et l’histoire de ses pensées ; enfin, aux yeux d’une personne qui, née pour les agréments, leur préfère la vérité ?

Mais, madame, le plus grand génie, et sûrement le plus désirable, est celui qui ne donne l’exclusion à aucun des beaux-arts, ils sont tous la nourriture et le plaisir de l’âme : y en a-t-il dont on doive se priver ? Heureux l’esprit que la philosophie ne peut dessécher, et que les charmes des belles-lettres ne peuvent amollir ; qui sait se fortifier avec Locke, s’éclairer avec Clarek et Newton, s’élever dans la lecture de Cicéron et de Bossuet, s’embellir par les charmes de Virgile et du Tasse !

Tel est votre génie, madame : il faut que je ne craigne point

  1. « Si j’étais La Fontaine, écrit Voltaire à Thiériot, et si Mme  du Châtelet avait le malheur de n’être que Mme  de Montespan, je lui ferais une épître en vers où je dirais ce qu’on dit à tout le monde ; mais… il faut raisonner avec elle et payer à la supériorité de son esprit un tribut que les vers n’acquittent jamais bien. Ils ne sont ni le langage de la raison, ni de la véritable estime, ni du respect, ni de l’amitié, et ce sont tous ces sentiments que je veux lui peindre. »