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DIALOGUES

tous leurs rapports avec le reste de la nature, pour des êtres réels, et des mots pour des choses.

De ce mot âme[1] qui est abstrait, ils ont fait une personne habitante dans notre corps ; ils ont divisé cette personne en trois, et des philosophes prétendus ont dit que ce nombre trois est parfait, parce qu’il est composé de l’unité et de la dualité. De ces trois parties ils en ont fait présider une aux cinq sens, et ils l’ont appelée psyché ; une autre est dans la poitrine, et c’est pneuma, le souffle, l’haleine, l’esprit ; une troisième est dans la tête, et c’est la pensée, nous. De ces trois âmes ils en ont fait une quatrième quand on est mort, c’est skia, ombres, mânes ou farfadets.

On est bientôt parvenu à ne se jamais entendre quand on prononce ce mot âme : il a fait naître mille questions qui forcent les savants à se taire, et qui autorisent les charlatans à parler. Ces âmes, dit-on, viennent-elles toutes du premier homme créé par l’éternel Démiourgos, ou de la première femelle ? ou bien furent-elles formées ailleurs toutes à la fois, pour descendre chacune à leur tour ici-bas ? Leur substance est-elle d’éther ou de feu, ou bien ni de l’un ni de l’autre ? Est-ce la femme ou son mari qui darde une âme avec la liqueur prolifique ? Vient-elle dans l’utérus avant ou après que les membres de l’enfant sont formés ? Sent-elle, pense-t-elle, dans l’enveloppe de l’amnios où le fœtus est emprisonné ? Son être augmente-t-il quand son corps augmente ? Toutes les âmes sont-elles de la même nature? N’y a-t-il nulle différence entre l’âme d’Orphée et celle d’un imbécile ?

Quand cette âme est parvenue à sortir de la matrice où elle a séjourné neuf mois, entre une vessie pleine d’urine, et un sale boyau rempli de matière fécale, on a osé demander alors si cette personne est arrivée dans ce cloaque avec une pleine notion de l’infini, de l’éternité, de l’abstrait et du concret, du beau, du bon, du juste, de l’ordre. Ensuite on a disputé pour savoir si cette pauvre créature pensait toujours, comme si on pensait dans un sommeil plein et paisible, dans une profonde ivresse, dans l’anéantissement d’idées qui résulte d’une apoplexie complète, d’une épilepsie. Que de querelles absurdes, grand Dieu, entre tous ces aveugles sur la nature des couleurs ! Enfin, que devient cette âme quand le corps n’est plus ? Les grands précepteurs du genre humain, Orphée, Homère, ont dit : Elle est skia, elle est ombre, farfadet. Ulysse voit à l’entrée des enfers des farfadets, des

  1. Voyez l’article Âme du Dictionnaire philosophique, tome XVII, pages 130-169 ; et les Lettres de Memmius, tome XXVIII, page 453.