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536 PRIX DE LA JUSTICE

Dans les royaumes florissants on a publié des éclits, des ordon- nances, des arrêts, pour rendre cette multitude eff'royable de gueux qui déshonorent la nature humaine utile à elle-même et à l'État.

Mais il va si loin d'un édit à l'exécution que le projet le plus sage a été le plus vain. Ainsi ces grands États sont toujours une pépinière de voleurs de toute espèce.

On y pend des petits larrons, comme on sait ; le vol domes- tique est puni et non empêché par la potence.

On a vu pendre dans une ville très-riche S il n'y a pas long- temps, une fille de dix-huit ans d'une rare beauté. Quel était son crime? Elle avait pris dix-huit serviettes à une cabaretière, sa maîtresse, qui ne lui payait point ses gages.

Toute la canaille qui court à ces spectacles, comme au ser- mon, parce qu'on y entre sans payer, fondait en larmes ; et aucun n'aurait osé délivrer la victime, quoique tous eussent volontiers lapidé la barbare qui la faisait périr.

Quel est TefTet de cette loi inhumaine qui met ainsi dans la balance une vie précieuse contre dix-huit serviettes ? C'est de multiplier les vols. Car quel est le maître de maison qui osera abjurer tout sentiment d'honneur et de pitié au point de livrer son domestique coupable d'un tort si petit pour être pendu à sa porte? On se contente de le chasser: il va voler ailleurs, et il devient souvent un brigand meurtrier. C'est la loi qui l'a rendu tel ; c'est elle qui est coupable de tous ses crimes.

En Angleterre, on n'a point encore abrogé la loi qui punit de mort tout larcin au-dessus de douze sous -. Cela n'est pas cher. Ailleurs le larcin du moindre meuble dans une maison royale mène à la corde ; et il y en a des exemples.

Est-ce pour réparer le tort fait au roi? Il est certainement l'homme du royaume qu'on appauvrit le moins en le volant. Est-ce parce qu'on regarde le délinquant comme un fils qui a volé son père ? Un père pardonnerait. Est-ce parce que l'esclave a volé son maître ? Je n'ai plus qu'à me taire, j'aurais trop à dire.

��1. A Lyon en 1772; voyez tome XX, page i63.

2. Cette loi n'est pas exécutée. L'usage est ou d'éluder la loi, ou de s'adresser au roi, pour qu'il change la peine. Presque partout les mœurs sont plus douces que les lois, qui ont été faites dans des temps où les mœurs étaient féroces. Il est singulier que l'Angleterre, où les premiei'S de la nation sont si éclairés, laisse subsister une si grande quantité de lois absurdes. Elles ne sont plus exécutées, il est vrai; mais elles forcent la nation à laisser à la puissance exécutrice le droit de modifier ou d'enfreindre la loi. (K.)

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