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206 REMARQUES

Le premier ministre vil donc les défauts du Cid avec les yeux d'un homme mécontent de l'auteur, et ses yeux se fermèrent trop sur les beautés. 11 était si entier dans son sentiment que, quand on lui apporta les premières esquisses du travail de l'Aca- démie sur le Cid, et quand il vit que l'Académie, avec un ména- gement aussi poli qu'encourageant pour les arts et pour le grand Corneille, comparait les contestations présentes à celles que la Jèntsalein délivrée et le Paslor fido avaient fait naître, il mit en marge, de sa main : u L'applaudissement et le Llàme du Cid n'est qu'entre les doctes et les ignorants, au lieu que les contestations sur les deux autres pièces ont été entre les gens d'esprit. »

Qu'il me soit permis de hasarder une réflexion. Je crois que le cardinal de Richelieu avait raison, en ne considérant que les irrégularités de la pièce, l'inutilité et l'inconvenance du rôle de l'infante, le rôle faible du roi. le rôle encore plus faible de don Sanclie, et quelques autres défauts. Son grand sens lui faisait voir clairement toutes ces fautes, et c'est en quoi il me paraît plus qu'excusable.

Je ne sais s'il était possible qu'un homme occupé des intérêts de l'Europe, des factions de la France, et des intrigues plus épi- neuses de la cour, un cœur ulcéré parles ingratitudes, et endurci par les vengeances, sentît le charme des scènes de Rodrigue et de Chimène. Il voyait que Rodrigue avait très-grand tort d'aller chez sa maîtresse après avoir tué son père, et, quand on est trop fortement choqué de voir ensemble deux personnes qu'on croit ne devoir pas se chercher, on peut n'être pas ému de ce qu'elles disent.

Je suis donc persuadé que le cardinal de Richelieu était de bonne foi. Remarquons encore que cette âme altière, qui voulait absolument que l'Académie condamnât le Cid, continua sa faveur à l'auteur, et que même Corneille eut le malheureux avantage de travailler, deux ans après, à l'Aveugle deSmyrne, tragi-comédie des cinq auteurs, dont le canevas était encore du premier ministre.

11 y a une scène de baisers dans cette pièce, et l'auteur du canevas avait reproché à Chimène un amour toujours combattu par son devoir. 11 est â croire que le cardinal de Richelieu n'a- vait pas ordonné cette scène, et qu'il fut plus indulgent envers Colletet, qui la fit, qu'il ne l'avait été envers Corneille.

Quant au jugement que l'Académie fut obligée de prononcer entre Corneille et Scudéri, et qu'elle intitula modestement Senti- ments de V Académie sur le Cid, j'ose dire que jamais on ne s'est

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