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Le poëme entier d’Œdipe en excite peut-être autant [de commisération] que le Cid ou Rodogune ; mais il en doit une partie à Dircé.

Il est toujours étonnant que Corneille ait cru que sa Dircé ait pu faire quelque sensation dans son Œdipe.

Cela se voit manifestement en la Mort de Crispe, faite par un de leurs plus beaux esprits, Jean-Baptiste Ghirardelli… L’auteur a dédaigné de traiter ce sujet comme l’a traité de notre temps le P. Stephonius, jésuite.

On ne connaît plus guère la Mort de Crispe (Il Costantino), de Jean-Baptiste-Philippe Ghirardelli, et pas davantage celle du jésuite Stephonius[1]. Mais il est clair qu’il n’y a presque rien de tragique dans cette pièce, si Constantin ne connaît pas son fils, s’il n’y a point dans son cœur de combats entre la nature et la vengeance.

J’estime donc… qu’il n’y a aucune liberté d’inventer la principale action, mais qu’elle doit être tirée de l’histoire ou de la fable.

C’est ici une grande question : s’il est permis d’inventer le sujet d’une tragédie ? Pourquoi non, puisqu’on invente toujours les sujets de comédie. Nous avons beaucoup de tragédies de pure invention, qui ont eu des succès durables à la représentation et à la lecture. Peut-être même ces sortes de pièces sont plus difficiles à faire que les autres. On n’y est pas soutenu par cet intérêt qu’inspirent les grands noms connus dans l’histoire, par le caractère des héros déjà tracé dans l’esprit du spectateur. Il est au fait avant qu’on ait commencé. Vous n’avez nul besoin de l’instruire, et s’il voit que vous lui donniez une copie fidèle du portrait qu’il a déjà dans la tête, il vous en tient compte ; mais dans une tragédie où tout est inventé, il faut annoncer les lieux, les temps, et les héros ; il faut intéresser pour des personnages dont votre auditoire n’a aucune connaissance : la peine est double ; et si votre ouvrage ne transporte pas l’âme, vous êtes doublement condamné. Il est vrai que le spectateur peut vous dire : Si l’événement que vous me présentez était arrivé, les historiens en auraient parlé. Mais il peut en dire autant de toutes les tragédies historiques dont les événements lui sont inconnus : ce qui est ignoré, et ce qui n’a jamais été écrit, sont pour lui la même chose. Il ne s’agit ici que d’intéresser.

  1. La pièce de Ghirardelli est intitulée Il Costantino ; elle est en italien. et de 1653. Celle du P. Stephonius a pour titre Crispus ; elle est en latin, et a été imprimée à Pont-à-Mousson dès 1602 ; il y a d’autres éditions. (B.)