Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/312

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C’est bien pis si vous composez pour le théâtre. Vous commencez par comparaître devant l’aréopage de vingt comédiens, gens dont la profession, quoique utile et agréable, est cependant flétrie par l’injuste mais irrévocable cruauté du public. Ce malheureux avilissement où ils sont les irrite ; ils trouvent en vous un client, et ils vous prodiguent tout le mépris dont ils sont couverts. Vous attendez d’eux votre première sentence ; ils vous jugent ; ils se chargent enfin de votre pièce : il ne faut plus qu’un mauvais plaisant dans le parterre pour la faire tomber. Réussit-elle, la farce qu’on appelle italienne, celle de la Foire, vous parodient ; vingt libelles vous prouvent que vous n’avez pas dû réussir. Des savants qui entendent mal le grec, et qui ne lisent point ce qu’on fait en français, vous dédaignent ou affectent de vous dédaigner.

Vous portez en tremblant votre livre à une dame de la cour ; elle le donne à une femme de chambre qui en fait des papillotes, et le laquais galonné, qui porte la livrée du luxe, insulte à votre habit, qui est la livrée de l’indigence.

Enfin, je veux que la réputation de vos ouvrages ait forcé l’envie à dire quelquefois que vous n’êtes pas sans mérite : voilà tout ce que vous pouvez attendre de votre vivant ; mais qu’elle s’en venge bien en vous persécutant ! On vous impute des libelles que vous n’avez pas même lus, des vers que vous méprisez, des sentiments que vous n’avez point. Il faut être d’un parti, ou bien tous les partis se réunissent contre vous.

Il y a dans Paris un grand nombre de petites sociétés où préside toujours quelque femme qui, dans le déclin de sa beauté, fait briller l’aurore de son esprit. Un ou deux hommes de lettres sont les premiers ministres de ce petit royaume. Si vous négligez d’être au rang des courtisans, vous êtes dans celui des ennemis, et on vous écrase. Cependant, malgré votre mérite, vous vieillissez dans l’opprobre et dans la misère. Les places destinées aux gens de lettres sont données à l’intrigue, non au talent. Ce sera un précepteur qui, par le moyen de la mère de son élève, emportera un poste que vous n’oserez pas seulement regarder. Le parasite d’un courtisan vous enlèvera l’emploi auquel vous êtes propre.

Que le hasard vous amène dans une compagnie où il se trouvera quelqu’un de ces auteurs réprouvés du public, ou de ces demi-savants qui n’ont pas même assez de mérite pour être de médiocres auteurs, mais qui aura quelque place ou qui sera intrus dans quelque corps : vous sentirez, par la supériorité qu’il