Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/314

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brigué : on court en poste à Versailles ; on fait parler toutes les femmes ; on fait agir tous les intrigants ; on fait mouvoir tous les ressorts ; des haines violentes sont souvent le fruit de ces démarches. La principale origine de ces horribles couplets qui ont perdu à jamais le célèbre et malheureux Rousseau vient de ce qu’il manqua la place qu′il briguait à l’Académie. Obtenez-vous cette préférence sur vos rivaux, votre bonheur n’est bientôt qu’un fantôme ; essuyez-vous un refus, votre affliction est réelle. On pourrait mettre sur la tombe de presque tous les gens de lettres :

Ci-gît, au bord de l’Hippocrène[1].
Un mortel longtemps abusé.
Pour vivre pauvre et méprisé,
Il se donna bien de la peine.

Quel est le but de ce long sermon que je vous fais ? Est-ce de vous détourner de la route de la littérature ? Non ; je ne m’oppose point ainsi à la destinée : je vous exhorte seulement à la patience.


284. — Á MADEMOISELLE DE LUBERT[2],
à tours.
À Fontainebleau, ce 29 octobre 1732.

Muse et Grâce, Mme  de Fontaine-Martel m’a envoyé votre lettre, pour me servir de consolation, dans l’exil où je suis à Fontainebleau. Je vois que vous êtes instruite des tracasseries que j’ai eues avec mon parlement, et de la combustion où toute la cour

  1. Dans le Recueil d’épitaphes (par de Laplace), 1782, trois volumes in-12, ces vers sont donnés comme étant de Voltaire. (B.)
  2. Marie-Madeleine de Lubert, dont le père était alors exilé à Tours, naquit à Paris, rue de Cléry, le 17 décembre 1702. Voltaire, qui la baptisa

    Du beau surnom de Muse et Grâce,

    cite son père quelquefois. Elle était liée avec les plus aimables mondains de son temps ; elle aimait les plaisirs, et jouait parfaitement la comédie. Longtemps belle, et toujours aimable, elle finit par devenir dévote, mais de cette dévotion qui, comme celle de Cideville, ne l’empêchait pas de relire Voltaire, et surtout les vers galants composés pour elle. Mlle  de Lubert serait beaucoup plus connue si les quinze ou les seize ouvrages dont elle est l’auteur n’avaient paru sous le voile de l’anonyme. M. Barbier en donne la nomenclature, dans la deuxième édition de son Dictionnaire. Elle est morte, munie des sacrements, à Argentan, le 20 auguste 1785, chez son frère, le baron de Lubert : elle fut enterrée à l’entrée même du cimetière, où l’on ne peut pénétrer sans fouler aux pieds la tombe de Muse et Grâce. (Cl.)