Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/206

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Ceux qui ne peuvent pas s’y transporter en personne peuvent du moins, dans les écrits de leurs auteurs célèbres, puiser des connaissances et des lumières. Leurs langues, par conséquent, méritent bien que les étrangers les étudient, principalement la française, qui, selon moi, pour l’elégance, la finesse, l’énergie et les tours, a une grâce particulière. Ce sont ces motifs suffisants qui m’ont engagé il m’y appliquer. Je me sens récompensé richement de mes peines par l’approbation que vous m’accordez avec tant d’indulgence.

Louis XIV était un prince grand par une infinité d’endroits ; un solécisme, une faute d’orthographe ne pouvait ternir en rien l’éclat de sa réputation, établie par tant d’actions qui l’ont immortalisé. Il lui convenait en tout sens de dire : Cæsar est supra grammaticam. Mais il y a des cas particuliers qui ne sont pas généralement applicables. Celui-ci est de ce nombre ; et ce qui était un défaut imperceptible en Louis XIV deviendrait une négligence impardonnable en tout autre.

Je ne suis grand par rien. Il n’y a que mon application qui pourra peut-être un jour me rendre utile à ma patrie, et c’est que toute la gloire que j’ambitionne. Les arts et les sciences ont toujours été les enfants de l’abondance. Les pays où ils ont fleuri ont eu un avantage incontestable sur ceux que la barbarie nourrissait dans l’obscurité. Outre que les sciences contribuent beaucoup à la félicité des hommes, je me trouverais fort heureux de pouvoir les amener dans nos climats reculés, où, jusqu’à présent, elles n’ont que faiblement pénétré. Semblable à ces connaisseurs en tableaux, qui savent les juger, qui connaissent les grands maîtres, mais qui ne s’entendent pas même à broyer des couleurs, je suis frappé par ce qui est beau, je l’estime ; mais je n’en suis pas moins ignorant. Je crains sérieusement, monsieur, que vous ne preniez une idée trop avantageuse de moi. Un poëte s’abandonne volontiers au feu de son imagination, et il pourrait fort bien arriver que vous vous forgeassiez un fantôme à qui vous attribueriez mille qualités, mais qui ne devrait son existence qu’à la fécondité de votre imagination.

Vous avez lu, sans doute, le poëme d’Alaric, de M. de Scudéri ; il commence, si je ne me trompe, par ce vers :

Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.

Voilà certainement tout ce que l’on peut dire ; mais malheureusement le poëte en reste là, et la superbe idée que l’on s’était formée du héros diminue à chaque page. Je crains beaucoup d’être dans le même cas, et je vous avoue, monsieur, que j’aime infiniment mieux ces rivières qui, coulant doucement près de leur source, s’accroissent dans leur cours, et roulent enfin, parvenues à leur embouchure, des flots semblables à ceux de la mer.

Je m’acquitte enfin de ma promesse, et je vous envoie par cette occasion la moitié de la Mêtaphysique de Wolff ; l’autre moitié suivra dans peu. Un homme[1] que j’aime et que j’estime s’est chargé de cette traduction par

  1. Ulrich Frédéric de Suhm. né à Dresde en 1691, mort en 1740. Ses liaisons intimes avec le prince royal donnèrent de l´ombre au roi : ce qui décida Suhm à passer en Russie. (B.)