Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/236

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On m’a assuré que vous étiez amateur de la peinture ; c’est ce qui m’a déterminé à vous envoyer une tête de Socrate, qui est assez bien travaillée. Je vous prie de vous contenter de mon intention.

J’attends avec une véritable impatience cette Philosophie et ce poëme qui mènent tout droit à la ciguë[1]. Je. vous assure que je garderai un secret inviolable sur ce sujet ; jamais personne ne saura que vous m’avez envoyé ces deux pièces, et bien moins seront-elles vues. Je m’en fais une affaire d’honneur. Je ne peux vous en dire davantage, sentant toute l’indignité qu’il y aurait de trahir, soit par imprudence, soit par indiscrétion, un ami que j’estime, et qui m’oblige.

Les ministres étrangers, je le sais, sont des espions privilégiés des cour. Ma confiance n’est pas aveugle, ni destituée de prévoyance sur ce sujet. D’où pouvez-vous avoir l’épigramme[2] que j’ai faite sur M. Lacroze ? je ne l’ai donnée qu’à lui. Ce bon gros savant occasionna ce badinage ; c’était une saillie d’imagination, dont la pointe consiste dans une équivoque assez triviale, et qui était passable dans la circonstance où je l’ai faite, mais qui d’ailleurs est assez insipide. La pièce du Père Tournemine se trouve dans la Bibliothèque française[3]. M. Lacroze[4] l’a lue. Il hait les jésuites comme les chrétiens haïssent le diable, et n’estime d’autres religieux que ceux de la congrégation de Saint-Maur, dans l’ordre desquels il a été.

Vous voilà donc parti de la Hollande. Je sentirai le poids de ce double éloignement. Vos lettres seront plus rares, et mille empêchements fâcheux concourront à rendre notre correspondance moins fréquente. Je me servirai de l’adresse que vous me donnez du sieur Dubreuil. Je lui recommanderai fort d’accélérer autant qu’il pourra l’envoi de mes lettres et le retour des vôtres.

Puissiez-vous jouir à Cirey de tous les agréments de la vie ! Votre bonheur n’égalera jamais les vœux que je fais pour vous, ni ce que vous méritez. Marquez, je vous prie, à Mme la marquise du Chàtelet qu’il n’y a qu’elle seule à qui je puisse me résoudre de céder M. de Voltaire, comme il n’y a qu’elle seule aussi qui soit digne de vous posséder.

Quand même Cirey serait à l’autre bout du monde, je ne renonce pas à la satisfaction de m’y rendre un jour. On a vu des rois voyager pour de moindres sujets, et je vous assure que ma curiosité égale l’estime que j’ai pour vous. Est-il étonnant que je désire voir l’homme le plus digne de l’immortalité, et qui la tient de lui-même ?

Je viens de recevoir des lettres de Berlin, d’où l’on m’écrit que le résident de l’empereur avait reçu la Pucelle imprimée. Ne m’accusez pas d’indiscrétion. Je suis avec toute l’estime maginable, monsieur, votre très affectionné ami,

Fédéric
  1. Le Traite de Métaphysique et la Pucelle.
  2. Voyez page 222.
  3. Ce n’est pas dans la Bibliothèque française, mais dans les Mémoires de Trévoux (octobre 1735, pages 1913-1930), que se trouve la Lettre du R. P. de Tournemine sur la nature de l’âme. (B.)
  4. Voyez la note, tome XX, pasrc 38.