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année 1737.

sont l’ouvrage de la volonté d’un libre et très-libre Être suprême. Il n’y a pas un troisième parti à prendre. Mais dans les deux opinions, on a des difficultés bien grandes à résoudre.

Quelle sera donc l’opinion que j’embrasserai ? Celle où j’aurai, de compte fait, moins d’absurdités à dévorer. Or je trouve beaucoup plus de contradictions, de difficultés, d’embarras, dans le système de l’existence nécessaire de là matière ; je me range donc à l’opinion de l’existence de l’Être suprême, comme la plus vraisemblable et la plus probable.

Je ne crois pas qu’il y ait de démonstration, proprement dite, de l’existence de cet Être indépendant de la matière. Je me souviens que je ne laissais pas, en Angleterre, d’embarrasser un peu le fameux docteur Clarke, quand je lui disais : « On ne peut appeler démonstration un enchaînement d’idées qui laisse toujours des difficultés. Dire que le carré construit sur le grand côté d’un triangle est égal au carré des deux [autres[1]] côtés, c’est une démonstration qui, toute compliquée qu’elle est, ne laisse aucune difficulté ; mais l’existence d’un Être créateur laisse encore des difficultés insurmontables à l’esprit humain. Donc cette vérité ne peut être mise au rang des démonstrations proprement dites. Je la crois, cette vérité ; mais je la crois comme ce qui est le plus vraisemblable ; c’est une lumière qui me frappe à travers mille ténèbres.

Il y aurait sur cela bien des choses à dire, mais ce serait porter de l’or au Pérou que de fatiguer Votre Altesse royale de réflexions philosophiques.

Toute la métaphysique, à mon gré, contient deux choses : la première, tout ce que les hommes de bon sens savent ; la seconde, ce qu’ils ne sauront jamais.

Nous savons, par exemple, ce que c’est qu’une idée simple, une idée composée ; nous ne saurons jamais ce que c’est que cet être qui a des idées. Nous mesurons les corps ; nous ne saurons jamais ce que c’est que la matière. Nous ne pouvons juger de tout cela que par la voie de l’analogie : c’est un bâton que la nature a donné à nous autres aveugles, avec lequel nous ne laissons pas d’aller, et aussi de tomber.

Cette analogie m’apprend que les bêtes, étant faites comme moi, ayant du sentiment comme moi, des idées comme moi, pourraient bien être ce que je suis. Quand je veux aller au delà, je trouve un abîme, et je m’arrête sur le bord du précipice.

  1. Ce mot a été ajouté par Beuchot.