Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/275

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familiarité : « Le roi d’Espagne vous aimait donc beaucoup ? — Ah ! sire, répondit le pauvre courtisan, est-ce que vous autres rois vous aimez quelque chose ? »

Vous voulez donc, monseigneur, avoir toutes les vertus qu’on leur souhaite si inutilement, et dont on les a toujours loués si mal à propos ; ce n’est donc pas assez d’être supérieur aux hommes par l’esprit comme par le rang, vous l’êtes encore par le cœur. Vous, prince et ami ! Voilà deux grands titres réunis qu’on a crus jusqu’ici incompatibles.

Cependant j’avais toujours osé penser que c’était aux princes à sentir l’amitié pure, car d’ordinaire les particuliers qui prétendent être amis sont rivaux. On a toujours quelque chose à se disputer : de la gloire, des places, des femmes, et surtout des faveurs de vous autres maîtres de la terre, qu’on se dispute encore plus que celles des femmes, qui vous valent pourtant bien.

Mais il me semble qu’un prince, et surtout un prince tel que vous, n’a rien à disputer, n’a point de rival à craindre, et peut aimer sans embarras et tout à son aise. Heureux, monseigneur, qui peut avoir part aux bontés d’un cœur comme le vôtre ! M. de Keyserlingk ne désire rien sans doute. Tout ce qui m’étonne, c’est qu’il voyage.

Cirey est aussi, monseigneur, un petit temple dédié à l’amitié. Mme du Châtelet, qui, je vous assure, a toutes les vertus d’un grand homme avec les grâces de son sexe, n’est pas indigne de sa visite, et elle le recevra comme l’ami du prince Frédéric.

Que Votre Altesse royale soit bien persuadée, monseigneur, qu’il n’y aura jamais à Cirey d’autre portrait que le vôtre. Il y a ici une petite statue[1] de l’Amour, au bas de laquelle nous avons mis : Noto Deo ; nous mettrons au bas de votre portrait : Soli Principi.

Je me sais bien mauvais gré de ne dire jamais, dans mes lettres à Votre Altesse royale, aucune nouvelle de la littérature française, à laquelle vous daignez vous intéresser ; mais je vis dans une retraite profonde, auprès de la dame la plus estimable du siècle présent, et avec les livres du siècle passé ; il n’est guère parvenu dans ma retraite de nouveautés qui méritent d’aller au mont Rémus.

  1. On lisait sur le socle cette inscription, composée pour une autre statue de l’Amour, par Voltaire, avant qu’il connût Mme du Châtelet :
    Qui que tu sois, voici ton maitre ;
    Il l’est, le fut, ou le doit être.