Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/357

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une pareille faiblesse qu’on reprochait au roi d’Angleterre Charles II. On disait de ce prince qu’il ne lui était jamais échappé de parole qui ne fût bien placée, et qu’il n’avait jamais fait d’action qu’on pût nommer louable.

Il arrive souvent que ceux qui déclament le plus contre les actions des autres font pire qu’eux, lorsqu’ils se trouvent dans les mêmes circonstances. J’ai lieu de craindre que cela ne m’arrive un jour, puisqu’il est plus facile de critiquer que de faire, et de donner des préceptes que de les exécuter. Et, après tout, les hommes sont si sujets à se laisser séduire, soit par la présomption, soit par l’éclat de leur grandeur, ou soit par l’artifice des méchants, que leur religion peut être surprise, quand même ils auraient les intentions les plus intègres et les plus droites.

L’idée avantageuse que vous vous faites de moi ne serait-elle pas fondée sur celles que mon cher Césarion vous en a données ? En vérité, on est bien heureux d’avoir un pareil ami. Mais souffrez que je vous détrompe, et que je vous fasse en deux mots mon caractère, afin que vous ne vous y mépreniez plus ; à condition toutefois que vous ne m’accuserez pas du défaut qu’avait votre défunt ami Chaulieu, qui parlait toujours de lui-même[1]. Fiez-vous sur ce que je vais vous dire.

J’ai peu de mérite et peu de savoir ; mais j’ai beaucoup de bonne volonté, et un fonds inépuisable d’estime et d’amitié pour les personnes d’une vertu distinguée ; et avec cela je suis capable de toute la constance que la vraie amitié exige. J’ai assez de jugement pour vous rendre toute la justice que vous méritez ; mais je n’en ai pas assez pour m’empêcher de faire de mauvais vers. Vous recevrez de ces mauvais vers en assez bon nombre par le dernier paquet que je vous ai adressé. La Henriade et vos magnifiques pièces de poésies m’ont engagé à faire quelque chose de semblable ; mais mon dessein est avorté, et il est juste que je reçoive le correctif de celui d’où m’était venue la séduction.

Rien ne peut égaler la reconnaissance que j’ai de ce que vous vous êtes donné la peine de corriger mon ode. Vous m’obligez sensiblement par là ; aussi ne saurais-je assez me louer de votre généreuse sincérité. Mais comment pourrais-je remettre la main à cette ode, après que vous l’avez rendue parfaite ? et comment pourrais-je supporter mon bégaiement après vous avoir entendu articuler avec tant de charmes ?

Si ce n’était abuser de votre amitié, et vous dérober de ces moments que vous employez si utilement pour le bien du public, pourrais-je vous prier de me donner quelques règles pour distinguer les mots qui conviennent aux vers, de ceux qui appartiennent à la prose ? Despréaux ne touche point cette matière dans son Art poétique, et je ne sache pas qu’un autre auteur en ait traité. Vous pourriez, monsieur, mieux que personne, m’instruire d’un art dont vous faites l’honneur, et dont vous pourriez être nommé le père.

  1. « Allusion à ces deux vers de l’épître à Génonville (vovez tome X, année 1719) :
    Ne me soupçonne point de cette vanité
    Qu’a notre ami Chaulieu de parler de lui-même.