Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/363

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voyait avec quelle légèreté cette résolution est rompue. J’avoue que je n’ai aucune raison assez forte pour m’excuser ; aussi n’est-ce pas pour vous faire mon apologie que je vous écris ; bien loin de là, je vous regarde comme un ami sûr et sincère, auquel je puis faire un libre aveu de toutes mes faiblesses. Vous êtes mon confesseur philosophique ; enfin j’ai si bonne opinion de votre indulgence que je ne crains rien en vous confiant mes folies. En voici un bon nombre : une épître qui vous fera suer, vu la peine qu’elle m’a donnée ; un petit conte assez libre[1], qui vous donnera mauvaise idée de ma catholicité, et encore plus de mes hérétiques ébats ; et enfin cette ode à laquelle vous avez touché, et que j’ai eu la hardiesse de refondre. Encore un coup, souvenez-vous, monsieur, que je ne vous envoie ces pièces que pour les soumettre à votre critique, et non pour gueuser vos suffrages. Je sens tout le ridicule qu’il y aurait à moi de vouloir entrer en lice avec vous, et je comprends très-bien que, si quelque Paphlagonien s’était avisé d’envoyer des vers latins à Virgile pour le défier au combat, Virgile, au lieu de lui répondre, n’aurait pu mieux faire que de conseiller à ses parents de l’enfermer aux petites-maisons, au cas qu’il y en eût en Paphlagonie. Enfin je ne vous demande que de la critique et une sévérité inflexible. Je suis à présent dans l’attente de vos lettres ; je m’en promets tous les jours de poste ; vers l’heure qu’elles arrivent, tous mes domestiques sont en campagne pour m’apporter mon paquet ; bientôt l’impatience me prend moi-même, je cours à la fenêtre, et ensuite, fatigué de ne rien voir venir, je me remets à mes occupations ordinaires. Si j’entends du bruit dans l’antichambre, m’y voilà. « Eh bien ! qu’est-ce ? qu’on me donne mes lettres : point de nouvelles ? » Mon imagination devance de beaucoup le courrier. Enfin, après que ce train a continué pendant quelques heures, voilà mes lettres qui arrivent, moi à les décacheter ; je cherche votre écriture (souvent vainement) ; et lorsque je l’aperçois, mon empressement m’empêche d’ouvrir le cachet : je lis, mais si vite, que je suis obligé d’en revenir quelquefois jusqu’à la troisième lecture, avant que mes esprits calmés me permettent de comprendre ce que j’ai lu ; et il arrive même que je n’y réussis que le lendemain. Les hommes font entrer un concours de certaines idées dans la composition de cet être qu’ils nomment le bonheur : s’ils ne possèdent qu’imparfaitement ou que quelques parties de cet être idéal, ils éclatent en plaintes amères, et souvent en reproches contre l’injustice du ciel, qui leur refuse ce que leur imagination leur adjuge si libéralement ; c’est un sentiment qui se manifeste en moi. Vos lettres me causent tant de plaisir, lorsque j’en reçois, que je puis les ranger à juste titre sous ce qui contribue à mon bonheur. Vous jugerez facilement de là que n’en point recevoir doit être un malheur, et qu’en ce cas c’est vous seul qui le causez ; je m’en prends quelquefois à Dubreuil-Tronchin[2], quelquefois à la distance des lieux, et souvent même j’ose en accuser jusqu’à Émilie ; mais ne craignez pas que je veuille vous être à charge, et que, malgré le plaisir que je trouve à m’entretenir avec

  1. La Bulle du pape.
  2. Voyez lettres 724 et 780.