Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/379

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frappe le plus nos sens, et celui qui fait jouer tous ces ressorts échappe à nos faibles yeux ; mais il n’a pas moins eu intention de nous destiner précisément à ce que nous sommes ; il n’a pas moins voulu que toutes nos actions se rapportassent à un tout, qui est le soutien de la société, et le bien de la totalité du genre humain.

Lorsqu’on regarde les objets séparément, il peut arriver qu’on en conçoive des idées bien différentes que si on les envisageait avec tout ce qui a relation avec eux. On ne peut juger d’un édifice par un astragale ; mais lorsqu’on considère tout le reste du bâtiment, alors on peut avoir une idée précise et nette des proportions et des beautés de l’édifice. Il en est de même des systèmes philosophiques. Dès qu’on prend des morceaux détachés, on élève une tour qui n’a point de fondement, et qui, par conséquent, s’écroule de soi-même. Ainsi, dès qu’on avoue qu’il y a un Dieu, il faut nécessairement que ce Dieu soit de la partie du système, sans quoi il vaudrait mieux, pour plus de commodité, le nier tout à fait. Le nom de Dieu, sans l’idée de ses attributs, et principalement sans l’idée de sa puissance, de sa sagesse et de sa prescience, est un son qui n’a aucune signification, et qui ne se rapporte à rien absolument.

J’avoue qu’il faut, si je puis m’exprimer ainsi, entasser ce qu’il y a de plus noble, de plus élevé, et de plus majestueux, pour concevoir, quoique très-imparfaitement, ce que c’est que cet Être créateur, cet Être éternel, cet Être tout-puissant, etc. Cependant j’aime mieux m’abîmer dans son immensité que de renoncer à sa connaissance et à toute l’idée intellectuelle que je puis me former de lui.

En un mot, s’il n’y avait pas de Dieu, votre système serait l’unique que j’adopterais ; mais, comme il est certain que ce Dieu est, on ne saurait assez mettre de choses sur son compte. Après quoi il reste encore à vous dire que, comme tout est fondé, ou bien comme tout a sa raison dans ce qui l’a précédé, je trouve la raison du tempérament et de l’humeur de chaque homme dans la mécanique de son corps. Un homme emporté a la bile facile à émouvoir ; un misanthrope a l’hypocondre enflé ; le buveur, le poumon sec ; l’amoureux, le tempérament robuste, etc. Enfin, comme je trouve toutes ces choses disposées de cette façon dans notre corps, je conjecture de là qu’il faut nécessairement que chaque individu soit déterminé d’une façon précise, et qu’il ne dépend point de nous de ne point être du caractère dont nous sommes. Que dirai-je des événements qui servent à nous donner des idées, et à nous inspirer des résolutions, comme, par exemple, le beau temps m’invite à prendre l’air ; la réputation d’un homme de bon goût qui me recommande un livre m’engage à le lire ; ainsi du reste ? Si donc on ne m’avait jamais dit qu’il y eût un Voltaire au monde, si je n’avais pas lu ses excellents ouvrages, comment est-ce que ma volonté cet agent libre, aurait pu me déterminer à lui donner toute mon estime ? En un mot, comment est-ce que je puis vouloir une chose si je ne la connais pas[1] ?

  1. C’est ce que dit Zaïre (acte I, scène i) :
    On ne peut désirer ce qu’on ne connaît pas.