Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/407

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lui ; mais ils répondront qu’ils n’entendent pas ce langage, et qu’une éternité qui est un instant leur paraît aussi absurde qu’une immensité qui n’est qu’un point.

Ne pourrait-on pas, sans être aussi hardi qu’eux, dire que Dieu prévoit nos actions libres, à peu près comme un homme d’esprit prévoit le parti que prendra, dans une telle occasion, un homme dont il connaît le caractère ? La différence sera qu’un homme prévoit à tort et à travers, et que Dieu prévoit avec une sagacité infinie. C’est le sentiment de Clarke.

J’avoue que tout cela me paraît très-hasardé, et que c’est un aveu, plutôt qu’une solution, de la difficulté. J’avoue enfin, monseigneur, qu’on fait contre la liberté d’excellentes objections ; mais on en fait d’aussi bonnes contre l’existence de Dieu, et comme, malgré les difficultés extrêmes contre la création et la Providence, je crois néanmoins la création et la Providence, aussi je me crois libre (jusqu’à un certain point s’entend), malgré les puissantes objections que vous me faites.

Je crois donc écrire à Votre Altesse royale, non pas comme à un automate créé pour être à la tête de quelques milliers de marionnettes humaines, mais comme à un être des plus libres et des plus sages que Dieu ait jamais daigné créer.

Permettez-moi ici une réflexion, monseigneur. Sur vingt hommes, il y en a dix-neuf qui ne se gouvernent point par leurs principes ; mais votre âme parait être de ce petit nombre, plein de fermeté et de grandeur, qui agit comme il pense.

Daignez, au nom de l’humanité, penser que nous avons quelque liberté : car si vous croyez que nous sommes de pures machines, que deviendra l’amitié dont vous faites vos délices ? De quel prix seront les grandes actions que vous ferez ? Quelle reconnaissance vous devra-t-on des soins que Votre Altesse royale prendra de rendre les hommes plus heureux et meilleurs ? Comment, enfin, regarderez-vous l’attachement qu’on a pour vous, les services qu’on vous rendra, le sang qu’on versera pour vous ? Quoi ! le plus généreux, le plus tendre, le plus sage des hommes, verrait tout ce qu’on ferait pour lui plaire du même œil dont on voit des roues de moulin tourner sur le courant de l’eau, et se briser à force de servir ! Non, monseigneur, votre âme est trop noble pour se priver ainsi de son plus beau partage.

Pardonnez à mes arguments, à ma morale, à ma bavarderie. Je ne dirai point que je n’ai pas été libre en disant tout cela. Non, je crois l’avoir écrit très-librement, et c’est pour cette