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824. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 4 février.

Monsieur, je suis bien fâché que que l’histoire du czar et mes mauvais vers se soient fait attendre si longtemps. Vous en rêvez[1] de meilleurs que je n’en fais les yeux ouverts ; et si dans la foule il s’en trouve de passables, c’est qu’ils seront volés, ou imites d’après les vôtres. Je travaille comme ce sculpteur qui, lorsqu’il fit la Vénus de Médicis, composa les traits de son visage et les proportions de son corps d’après les plus belles personnes de son temps. C’étaient des pièces de rapport ; mais si ces dames lui eussent redemandé, l’une ses yeux, l’autre sa gorge, une autre son tour de visage, que serait-il resté à la pauvre Vénus du statuaire ?

Je vous avoue que le parallèle de ma vie et de celle de la cour m’a peu coûté ; vous lui donnez plus de louanges qu’il n’en mérite. C’est plutôt une relation de mes occupations qu’une pièce poëtique, ornée d’images qui lui conviennent. J’ai pensé ne pas vous l’envoyer, tant j’en ai trouvé le style négligé.

J’attends, avec bien de l’impatience, les vers qu’Émilie veut bien se donner la peine de composer. Je suis toujours sûr de gagner au troc, et, si j’étais cartésien, je tirerais une grande vanité d’être la cause occasionnelle des bonnes productions de la marquise. On dit que lorsqu’on fait des dons aux princes ils les rendent au centuple ; mais ici c’est tout le contraire : je vous donne de la mauvaise monnaie, et vous me rendez des marchandises inestimables. Qu’on est heureux d’avoir affaire à un esprit comme le vôtre, ou comme celui d’Émilie ! C’est un fleuve qui se déborde, et qui fertilise les campagnes sur lesquelles il se répand.

Il ne me serait pas difficile de faire ici l’énumération de tous les sujets de reconnaissance que vous m’avez donnés, et j’aurais une infinité de choses à dire du Mondain, de sa Défense, de l’Ode à Émilie[2], et d’autres pièces, et de l’incomparable Mérope. Ce sont de ces présents que vous seul êtes en état de faire.

Voltaire et Apollon, ressuscitant Mérope,
Font voir à l’univers un chef-d’œuvre ! nouveau,
Un modèle parfait du sublime et du beau ;
Mais pour tout auteur misanthrope
C’est un mallieur, c’est un fléau[3] !

Vous ne sauriez croire à quel point vos vers rabaissent mon amour-propre ; il n’y a rien qui tienne contre eux.

  1. Il est arrivé quelquefois à Voltaire de faire des vers en rêvant. Il en cite deux exemples, tome XX, page 435.
  2. Voyez, tome VIII, l’ode vu Sur le Fanatisme.
  3. Ces cinq vers, omis dans l’édition de Kehl, et plus tard par Beuchot, sont tirés des Œuvres posthumes. Il en est de même des trente-six vers qui viennent après l’alinéa suivant.