Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/416

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vous demandez[1]. Vous ne serez pas satisfait de la manière dont ce prince a fini ses jours, la férocité et la cruauté de son père ayant mis fin à sa triste destinée.

Si l’on voulait se donner la peine d’examiner, à tête reposée, le bien et le mal que le czar a faits dans son pays, de mettre ses bonnes et mauvaises qualités dans la balance, de les peser, et de juger ensuite de lui sur celles de ses qualités qui remporteraient, on trouverait peut-être que ce prince a fait beaucoup de mauvaises actions brillantes, qu’il a eu des vices héroïques, et que ses vertus ont été obscurcies et éclipsées par une foule innombrable de vices. Il me semble que l’humanité doit être la première qualité d’un homme raisonnable. S’il part de ce principe, malgré ses défauts, il n’en peut arriver que du bien. Mais si, au contraire, un homme n’a que des sentiments barbares et inhumains, il se peut bien qu’il fasse quoique bonne action, mais sa vie sera toujours souillée par ses crimes.

Il est vrai que les histoires sont en partie les archives de la méchanceté des hommes ; mais, en offrant le poison, elles offrent aussi l’antidote. Nous voyons dans l’histoire quantité de méchants princes, des tyrans, des monstres, et nous les voyons tous hais de leurs peuples, détestés de leurs voisins, et en abomination dans tout l’univers. Leur nom seul devient une injure, et c’est un opprobre à la réputation des vivants que d’être apostrophés du nom de ces morts.

Peu de personnes sont insensibles à leur réputation : quoique méchants[2] qu’ils soient, ils ne veulent pas qu’on les prenne pour tels ; or, malgré qu’on en ait, ils veulent être cités comme des exemples de vertu et de probité, et d’hommes héroïques. Je crois que, avec de semblables dispositions, la lecture de l’histoire, et les monuments qu’elle nous laisse de la mauvaise réputation de ces monstres que la nature a produits, ne peut que faire un effet avantageux sur l’esprit des princes qui les lisent[3] : car, en regardant les vices comme des actions qui dégradent et qui ternissent la réputation, le plaisir de faire du bien doit paraître si pur qu’il n’est pas possible de n’y être point sensible.

Un homme ambitieux ne cherche point dans l’histoire l’exemple d’un ambitieux qui a été détesté ; et quiconque lira la fin tragique de César apprendra à redouter les suites de la tyrannie. De plus, les hommes se cachent, autant qu’ils peuvent, la noirceur et la méchanceté de leur cœur. Ils agissent indépendamment des exemples[4] ; et d’ailleurs, si un scéléiat veut autoriser ses crimes par des exemples, il n’a pas besoin (ceci soit dit à l’honneur de notre siècle) de remonter jusqu’à l’origine du monde pour en trouver : le genre humain corrompu en présente tous les jours de plus récents, et qui, par là même, en ont plus de force. Enfin il n’y a qu’à être homme

  1. Voyez plus haut la fin de la lettre 814.
  2. Lisez méchantes ; le substantif personnes étant du genre féminin.
  3. Le prince royal réfute ici avec un grand avantage ce que Voltaire dit plus haut, à la fin de la lettre 814.
  4. Et n’ont d’autre but que celui d’assouvir leurs passions déréglées ; d’ailleurs, etc. (Variante des Œuvres posthumes.)