Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/427

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morale, d’autant plus que la raison la plus épurée nous fait trouver les seuls véritables intérêts de notre conservation dans la bonne morale.

Au reste, j’en agis avec mon système comme les bons enfants avec leurs pères : ils connaissent leurs défauts, et les cachent. Je vous présente un tableau du beau côté, mais je n’ignore pas que ce tableau a un revers.

On peut disputer des siècles entiers sur ces matières, et, après les avoir pour ainsi dire épuisées, on en revient où l’on avait commencé. Dans peu nous en serons à l’âne de Buridan[1].

Je ne saurais assez vous dire, monsieur, jusqu’à quel point je suis charmé de votre franchise ; votre sincérité ne vous mérite pas un petit éloge. C’est par là que vous me persuadez que vous êtes de mes amis, que votre esprit aime la vérité, que vous ne me la déguiserez jamais. Soyez persuadé, monsieur, que votre amitié et votre approbation m’est plus flatteuse que celle de la moitié du genre humain :

Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée[2].

Si j’approchais de la divine Émilie, je lui dirais, comme l’ange annonciateur[3] : Vous êtes la bénie d’entre les femmes, car vous possédez un des plus grands hommes du monde ; et je n’oserais lui dire : Marie a choisi le bon parti[4], elle a embrassé la philosophie.

En vérité, monsieur, vous étiez bien nécessaire dans le monde pour que j’y fusse heureux. Vous venez de m’envoyer deux Épitres[5] qui n’ont jamais eu leurs semblables. Il sera donc dit que vous vous surpasserez toujours vous-même. Je n’ai pas jugé de ces deux Épîtres comme d’un thème de philosophie ; mais je les ai considérées comme des ouvrages tissus de la main des Grâces.

Vous avez ravi à Virgile la gloire du poëme épique, à Corneille celle du théâtre ; vous en faites autant à présent aux épîtres de Despréaux. Il faut avouer que vous êtes un terrible homme. C’est là cette monarchie que Nabuchodonosor vit en rêve, et qui engloutit toutes celles qui l’avaient précédée.

Je finis en vous priant de ne pas laisser longtemps dépareillées les belles Épîtres que vous avez bien voulu m’envoyer. Je les attends avec la dernière impatience, et avec cette avidité que vos ouvrages inspirent à tous vos lecteurs.

La philosophie me prouve que vous êtes l’être du monde le plus digne de mon estime ; mon cœur m’y engage et la reconnaissance m’y oblige ; jugez donc de tous les sentiments avec lesquels je suis, monsieur, votre très-fidèle ami.

Fédéric
  1. Voyez, tome IX. le vers 17 du chant XII de la Pucelle, et la première des Notes du même chant.
  2. Imitation de ce vers de Lucain, I, 128 :
    Victrix causa diis placuit, sed vicia Catoni.
  3. Évangile de saint Luc, ch. i, v. 28.
  4. Saint Luc, x, 43.
  5. Les deux premiers des Discours sur l’Homme. Voyez tome IX.