Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/444

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rer ? Il faudrait avoir une démonstration que Dieu n’a pu communiquer l’attribut de la Liberté : à l’homme ; et, pour avoir cette démonstration, il faudrait connaître les attributs de la Divinité ; mais qui les connaît ?

On dit que Dieu, en nous donnant la Libertè, aurait fait des dieux de nous ; mais sur quoi le dit-on ? pourquoi serais-je dieu avec un peu de liberté, quand je ne le suis pas avec un peu d’intelligence ? Est-ce être dieu que d’avoir un pouvoir faible, borné et passager ; de choisir et de commencer le mouvement ? Il n’y a pas de milieu : ou nous sommes des automates qui ne faisons rien, et dans qui Dieu fait tout ; ou nous sommes des agents, c’est-à-dire des créatures libres. Or, je demande quelle preuve on a que nous sommes de simples automates, et que ce sentiment intérieur de liberté est une illusion.

Toutes les preuves qu’on apporte se réduisent à la prescience de Dieu. Mais sait-on précisément ce que c’est que cette prescience ? Certainement on l’ignore. Comment donc pouvons-nous faire servir notre ignorance des attributs suprêmes de Dieu à prouver la fausseté d’un sentiment réel de liberté que nous éprouvons dans nos âmes ?

Je ne peux concevoir l’accord de la prescience et de la Liberté, je l’avoue ; mais dois-je pour cela rejeter la Liberté ? Nierai-je que je sois un être pensant, parce que je ne vois point ni comment la matière peut penser, ni comment un être pensant peut être esclave de la matière ? Raisonner ce qu’on appelle a priori est une chose fort belle, mais elle n’est pas de la compétence des humains. Nous sommes tous sur les bords d’un grand fleuve ; il faut le remonter avant d’oser parler de sa source. Ce serait assurément un grand bonheur si on pouvait, en métaphysique, établir des principes clairs, indubitables, et en grand nombre, d’où découlerait une infinité de conséquences, comme en mathématiques ; mais Dieu n’a pas voulu que la chose fût ainsi. Il s’est réservé le patrimoine de la métaphysique ; le règne des idées pures et des essences des choses est le sien. Si quelqu’un est entré dans ce partage céleste, c’est assurément vous, monseigneur ; et je dirai, dans mon cœur, de votre personne, ce que les flatteurs disent des rois, qu’ils sont les images de la Divinité.

Au reste, les vers de la Henriade, que vous daignez citer, n’ont été faits que dans la vue d’exprimer uniquement que notre liberté ne nuit pas à la prescience divine, qui fait ce qu’on appelle le destin. Je me suis exprimé un peu durement dans cet endroit ; mais en poésie on ne dit pas toujours précisément ce que l’on