Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/445

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voudrait dire, la roue tourne, et emporte son homme par sa rapidité.

Avant de finir sur cette matière, j’aurai l’honneur de dire à Votre Altesse royale que les sociniens, qui nient la prescience de Dieu sur les contingents, ont un grand apôtre qu’ils ne connaissent peut-être pas : c’est Cicéron, dans son livre de la Divination. Ce grand homme aime mieux dépouiller les dieux de la prescience que les hommes de la Liberté.

Je ne crois pas que, tout grand orateur qu’il était, il eût pu répondre à vos raisons. Il aurait eu beau faire de longues périodes, ce seraient des sons contre des vérités ; laissons-le donc avec ses phrases.

Mais que Votre Altesse royale me permette de lui dire que les dieux de Cicéron et le dieu de Newton et de Clarke ne sont pas de la même espèce : c’est le dieu de Cicéron qu’on peut appeler un dieu raisonnant dans les cafés sur les opérations de la campagne prochaine : car qui n’a point de prescience n’a que des conjectures, et qui n’a que des conjectures est sujet à dire autant de pauvretés que le London’s Journal ou la gazette de Hollande ; mais ce n’est pas là le compte de sir Isaac Newton et de Samuel Clarke, deux têtes aussi philosophiques que Marc Tulle était bavard.

Le docteur Clarke, qui a assez approfondi ces matières, dont Newton n’a parlé qu’en passant, dit, me semble, avec assez de raison, que nous ne pouvons nous élever à la connaissance imparfaite des attributs divins que comme nous élevons un nombre quelconque à l’infini, allant du connu à l’inconnu.

Chaque manière d’apercevoir, bornée et finie dans l’homme, est infinie dans Dieu. L’intelligence d’un homme voit un objet à la fois, et Dieu embrasse tous les objets. Notre âme prévoit par la connaissance du caractère d’un homme ce que cet homme fera dans une telle occasion, et Dieu prévoit, par la même connaissance poussée à l’infini, ce que cet homme fera. Ainsi ce qui dans nous est science de conjecture, et qui ne nuit point à la Liberté, est dans Dieu science certaine, tout aussi peu nuisible à la Liberté. Cette manière de raisonner n’est pas, me semble, si ridicule.

Mais je m’aperçois, monseigneur, que je le suis très-fort en vous ennuyant de mes idées, et en affaiblissant celles des autres. Votre seule bonté me rassure. Je vois que votre cœur est aussi humain que votre esprit est étendu. Je vois, par vos vers à M. de Keyserlingk, combien vous êtes capable d’aimer ; aussi ma qua-