Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/117

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sion qu’elle sera appuyée par des faits incontestables. Écrivez-moi, et comptez que notre cœur est encore plus rempli d’amitié pour vous que de douleur.

Voici une lettre pour le protecteur véritable de plusieurs beaux-arts, pour M. de Caylus ; donnez-la-lui ; accompagnez-la de ce zèle tendre qui donne l’âme à tout, et qui répand dans les cœurs le plus divin des sentiments, l’envie de rendre service. Je vous embrasse.


1015. — À M. LE COMTE DE CAYLUS.

Vous me comblez de joie et de reconnaissance, monsieur ; je m’intéresse presque autant que vous aux progrès des arts, et particulièrement à la sculpture et à la peinture, dont je suis simple amateur. M. Boucbardon est notre Phidias. Il y a bien du génie dans son idée de l’Amour qui fait un arc de la massue d’Hercule ; mais alors cet Amour sera bien grand ; il sera nécessairement dans l’attitude d’un garçon charpentier ; il faudra que la massue et lui soient à peu près de même hauteur. Car Hercule avait, dit-on, neuf pieds de haut, et sa massue environ six. Si le sculpteur observe ces dimensions, comment reconnaîtrons-nous l’Amour enfant, tel qu’on doit toujours le figurer ? Pensez-vous que l’Amour faisant tomber des copeaux à ses pieds à coups de ciseau soit un objet bien agréable ? De plus, en voyant une partie de cet arc qui sort de la massue, devinera-t-on que c’est l’arc de l’Amour ? L’épée aux pieds dira-t-elle que c’est l’épée de Mars ? et pourquoi de Mars plutôt que d’Hercule ? Il y a longtemps qu’on a peint l’Amour jouant avec les armes de Mars, et cela est en effet pittoresque ; mais j’ai peur que la pensée de Boucbardon ne soit qu’ingénieuse. Il en est, ce me semble, de la sculpture et de la peinture comme de la musique : elles n’expriment point l’esprit. Un madrigal ingénieux ne peut être rendu par un musicien : et une allégorie fine, et qui n’est que pour l’esprit, ne peut être exprimée ni par le sculpteur ni par le peintre. Il faut, je crois, pour rendre une pensée fine, que cette pensée soit animée de quelque passion ; qu’elle soit caractérisée d’une manière non équivoque, et, surtout, que l’expression de cette pensée soit aussi gracieuse à l’œil que l’idée est riante pour l’esprit. Sans cela on dira : Un sculpteur a voulu caractériser l’Amour, et il a fait l’Amour sculpteur. Si un pâtissier devenait peintre, il peindrait l’Amour tirant de son four des petits pâtés. Ce serait à mes yeux un mérite si cela était gracieux ; mais la seule idée des calus que