Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/229

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14° Je ne sais quel impitoyable pyrrhonien vous induit à penser que les mathématiques n’influent point dans la physique, sous prétexte que les mathématiques considèrent l’étendue en général, etc. Ce pyrrhonien n’avait apparemment jamais vu la pompe de Notre-Dame, la machine de Marly, le pyromètre, les moulins à vent, les machines à élever les fardeaux, les coupes des voussures, les cadrans au soleil, les pendules, les planétaires, les bas au métier, etc. ; tout cela cependant est fondé sur les rigoureuses lois de la physique mathématique.

Il est bien vrai que, parmi les propositions de la géométrie, il y en a beaucoup qui sont de pure curiosité, et toutes les sciences sont dans ce cas-là. Aussi n’est-il pas nécessaire qu’un honnête homme sache toutes les propriétés de la cycloïde. Mais je maintiens qu’avec les Éléments d’Euclide et un peu de sections coniques tout esprit droit en sait assez pour être un très-bon physicien, et pour savoir en gros, assez rondement, ce que c’est que le newtonianisme.

Je voudrais que vous daignassiez donc commencer par les premiers principes. Lisez seulement la Géométrie de Pardies ; c’est l’affaire d’un mois tout au plus pour vous. Après cela je ne sais quel livre français vous devez consulter : nous n’avons pas encore une bonne physique ; mais lisez Musschenbroeck : il est un peu pesant, et vous ne serez peut-être pas content de sa préface ; mais enfin c’est la meilleure physique que je connaisse. Il faut que les mathématiques domptent les écarts de notre raison ; c’est le bâton des aveugles, on ne marche point sans elles ; et ce qu’il y a de certain en physique est dû à elles et à l’expérience. Entre nous, la métaphysique n’est qu’un jeu d’esprit : c’est le pays des romans : toute la Théodicée de Leibnitz ne vaut pas une expérience de Nollet.

Vous pourriez un jour avoir un cabinet de physique, et le faire diriger par un artiste ; c’est un des grands amusements de la vie. Nous en avons un assez beau ; mais, hélas ! il faut quitter tout cela. Il faut aller en Flandre plaider, et peut-être à Vienne. Le temporel l’emporte, et il faut céder.

Mme du Châtelet vous fait les plus sincères compliments : elle est pleine d’estime pour vous ; mais qui peut vous refuser la sienne ? Souffrez, monsieur, que je joigne à celle que je vous ai vouée le plus tendre et le plus respectueux attachement, avec lequel je serai toute ma vie votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Voltaire.