Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/264

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vous me croyez si politique que vous me proposez tout d’un coup pour aller amuser le futur roi de Prusse. Si j’étais homme à prétendre à l’une de ces places-là, ce serait sûrement auprès de ce prince que j’en briguerais une.

Vous avez lu, monsieur, une de ses lettres ; vous avez été sensiblement touché d’un mérite si rare. Connaissez-le donc encore plus à fond ; en voici une autre que j’ai l’honneur de vous confier : vous verrez à quel point ce prince est homme. Mais, malgré l’excès de ses bontés et de son mérite, je ne quitterais pas un moment les personnes à qui je suis attaché pour l’aller trouver. J’aime bien mieux dire : Émilie ma souveraine, que le roi mon maître.

Si jamais il est roi, et que M. du Châtelet puisse être envoyé auprès de lui avec un titre honorable et convenable, à la bonne heure. En ce cas, je verrai le modèle des rois ; mais, en attendant, je resterai avec le modèle des femmes.

Je n’osais vous envoyer le Mémoire que j’ai composé depuis peu, parce que je craignais de vous commettre ; mais il me paraît si mesuré que je crois que je vous l’enverrais, fussiez-vous M. Hérault. Enfin vous me l’ordonnez par votre lettre à M. du Châtelet, et j’obéis. Daignez en juger ; quidquid ligaveris et ego ligabo[1].

Maintenant, monsieur, prenez, s’il vous plaît, des arrangements pour que je puisse vous amuser un peu à Lisbonne. Je veux payer vos bontés de ma petite monnaie. Je vous enverrai des chapitres de Louis XIV, des tragédies, etc. Je suis à vous en vers et en prose, et c’est à vous que je dois dire :

Ô toi, mon support et ma gloire,
Que j’aime à nourrir ma mémoire
Des biens que ta vertu m’a faits,
Lorsqu’en tout lieu l’ingratitude
Se fait une farouche étude
De l’oubli honteux des bienfaits !

C’est le commencement d’une ode[2] ; mais peut-être n’aimez-vous pas les odes.

Aimez du moins les sentiments de reconnaissance qui m’attachent à vous depuis si longtemps, et dites à ce chancelier[3],

  1. Quodcumque ligaveris super terram, erit ligatum et in cœlis. (Matth., xvi. 19.)
  2. Voyez l’Ode au duc de Richelieu.
  3. M. le comte d’Argenson, chancelier du duc d’Orléans. (Miger.)