Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/272

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les princes, répande sur cet ouvrage un éclat qui embellisse jusqu’aux défauts mêmes ; souffrez ce témoignage de mon tendre respect, il ne pourra point être soupçonné de flatterie. Voilà la seule espèce d’hommages que le public approuve. Je ne suis ici que l’interprète de tous ceux qui connaissent votre génie. Tous savent que j’en dirais autant de vous si vous n’étiez pas l’héritier d’une monarchie.

J’ai dédié ""Zaïre"" à un simple négociant[1] ; je ne cherchais en lui que l’homme ; il était mon ami, et j’honorais sa vertu. J’ose dédier la Henriade à un esprit supérieur. Quoiqu’il soit prince, j’aime plus encore son génie que je ne révère son rang.

Enfin, monseigneur, nous partons incessamment, et j’aurai l’honneur de demander les ordres de Votre Altesse royale dès que la chicane qui nous conduit nous aura laissé une habitation fixe. Mme  du Châtelet va plaider pour de petites terres tandis que probablement vous plaiderez pour de plus grandes, les armes à la main. Ces terres sont bien voisines du théâtre de la guerre que je crains :

Mantua væ miseræ ? nimium vicina Cremonæ !

( Virg., ecl. ix, v. 28.)

Je me flatte qu’une branche de vos lauriers, mise sur la porte du château de Beringen[2], le sauvera de la destruction. Vos grands grenadiers ne me feront point de mal, quand je leur montrerai de vos lettres. Je leur dirai : Non hic in prælia veni[3]. Ils entendent Virgile, sans doute, et s’ils voulaient piller je leur crierais : Barbarus has segetes[4] ! Ils s’enfuiraient alors pour la première fois. Je voudrais bien voir qu’un régiment prussien m’arrêtât ! « Messieurs, dirais-je, savez-vous bien que votre prince fait graver la Henriade, et que j’appartiens à Émilie ? » Le colonel me prierait à souper ; mais, par malheur, je ne soupe point.

Un jour, je fus pris pour un espion par les soldats du régiment de Conti ; le prince[5], leur colonel, vint à passer, et me pria à souper au lieu de me faire pendre. Mais actuellement, monseigneur, j’ai toujours peur que les puissances ne me fassent pendre, au lieu de boire avec moi. Autrefois, le cardinal de Fleury m’aimait, quand je le voyais chez Mme  la maréchale de Villars ;

  1. Falkener.
  2. Les lettres 1165 et 1166 sont datées de Beringen.
  3. Virgile, Æn., X, 901, dit : Nec sic ad prœlia veni.
  4. Virgile, églog. I, vers 72.
  5. Louis-Armand de Bourbon, prince de Conti, mort en 1727.