Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/311

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semble en gros à celle des autres provinces d’Allemagne, mais à cela près qu’ils ont plus d’envie de s’instruire, plus de vivacité, et, si j’ose dire, plus de génie que la plus grande partie de la nation, et principalement que les Weslphaliens, les Franconiens, les Souabes, et les Autrichiens : ce qui fait qu’on doit s’attendre un jour à voir ici les arts tirés de la roture, et habiter les palais et les bonnes maisons. Berlin principalement contient en soi (si je puis m’exprimer ainsi) ; les étincelles de tous les arts ; on voit briller le génie de tous côtés, et il ne faudrait qu’un souffle heureux pour rendre la vie à ces sciences qui rendirent Athènes et Rome plus fameuses que leurs guerres et leurs conquêtes.

Vous devez trouver la différence de la vie de Paris et de Bruxelles bien plus sensible qu’un autre, vous qui ne respiriez qu’au centre des arts, vous qui aviez réuni à Cirey tout ce qu’il y a de plus voluptueux, de plus piquant dans les plaisirs de l’esprit.

La gravité espagnole de l’archiduchesse[1] le cérémonial guindé de sa petite cour n’inspirera guère de vénération à un philosophe qui apprécie les choses selon leur valeur intrinsèque ; et je suis sûr que le baron de Gangan en sentira le ridicule, s’il pousse ses voyages jusqu’à Bruxelles.

Adieu, mon cher ami ; je pars. Fournissez-moi, je vous prie, de tout ce que votre plume produira, car mon esprit court grand risque de mourir d’inanition, à moins que vos soins ne lui conservent la vie.

Je travaillerai, autant que le temps me le permettra, contre Machiavel et pour la Henriade ; et j’espère de pouvoir vous envoyer de Konigsberg l’avant-propos[2] de la nouvelle édition.

Mille assurances d’estime à la divine Émilie. Je ne comprends point comment on peut plaider contre elle, et de quelle nature peut être le procès qu’on lui intente. Je ne connaîtrais d’autres intérêts à discuter avec elle que ceux du cœur.

Ménagez votre santé ; n’oubliez point que je m’intéresse beaucoup à votre conservation, et que j’ai lié d’une manière indissoluble mon contentement à votre prospérité. Je suis à jamais, mon cher ami, votre très-fidèlement affectionné ami,

Fédéric.

Le médecin que je vous ai recommandé s’appelle Superville. C’est un homme sur l’expérience et le savoir duquel on peut faire fond. Adressez-moi les lettres que vous lui écrirez, je vous ferai tenir ses réponses ; mais surtout ne négligez point ses avis, et j’ai lieu d’espérer qu’on redressera la faiblesse de votre tempérament, et les infirmités dont votre vie serait rongée.

  1. Marie-Élisabeth-Lucie, née en 1680, fille de l’empereur Léopold ; morte en 1741.
  2. Voyez cet avant-propos, en tête de la Henriade, tome VIII.