Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/325

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marquise votre sujette. Voilà une vie bien ambulante pour des philosophes ; mais notre grand prince, plus philosophe que nous, n’est pas moins ambulant. Si je rencontre dans mon chemin quelque grand garçon haut de six pieds, je lui dirai : Allez vite servir dans le régiment de mon prince. Si je rencontre un homme d’esprit, je lui dirai : Que vous êtes malheureux de n’être point à sa cour !

En effet, il n’y a que sa cour pour les êtres pensants ; Votre Altesse royale sait ce que c’est que toutes les autres ; celle de France est un peu plus gaie, depuis que son roi a osé aimer[1]. Le voilà en train d’être un grand homme, puisqu’il a des sentiments. Malheur aux cœurs durs ! Dieu bénira les âmes tendres. Il y a je ne sais quoi de réprouvé à être insensible : aussi sainte Thérèse définissait-elle le diable, le malheureux qui ne sait point aimer.

On ne parle à Paris que de fêtes, de feux d’artifice ; on dépense beaucoup en poudre et en fusées. On dépensait autrefois davantage en esprit et en agréments, et quand Louis XIV donnait des fêtes, c’était les Corneille, les Molière, les Quinault, les Lulli, les Lebrun, qui s’en mêlaient. Je suis fâché qu’une fête ne soit qu’une fête passagère, du bruit, de la foule, beaucoup de bourgeois, quelques diamants, et rien de plus ; je voudrais qu’elle passât à la postérité. Les Romains, nos maîtres, entendaient mieux cela que nous ; les amphithéâtres, les arcs de triomphe, élevés pour un jour solennel, nous plaisent et nous instruisent encore. Nous autres, nous dressons un échafaud dans la place de Grève, où, la veille, on a roué quelques voleurs ; on tire des canons de l’Hôtel de Ville. Je voudrais qu’on employât plutôt ces canons-là à détruire cet Hôtel de Ville qui est du plus mauvais goût du monde, et qu’on mît, à en rebâtir un beau, l’argent qu’on dépense en fusées volantes. Un prince qui bâtit fait nécessairement fleurir les autres arts ; la peinture, la sculpture, la gravure, marchent à la suite de l’architecture. Un beau salon est destiné pour la musique, un autre pour la comédie. On n’a à Paris ni salle de comédie, ni salle d’opéra ; et, par une contradiction trop digne de nous, d’excellents ouvrages sont représentés sur de très-vilains théâtres. Les bonnes pièces sont en France, et les beaux vaisseaux en Italie.

  1. Louis XV, par l’entremise du duc de Richelieu, venait de prendre pour maîtresse la comtesse de Mailly, sœur ainée de mesdames de Vintimille, de Lauraguais, et de Châteauroux, avec lesquelles il coucha successivement. (Cl.)