Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/369

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et fort incorrectes, m’avaient fait naître l’envie de vous les donner un peu plus dignes de vous. Prault les avait aussi manuscrites. Je me donnai la peine d’en faire un choix, et de corriger avec un très-grand soin tout ce qui devait paraître. J’avais mis mes complaisances dans ce petit livre. Je ne croyais pas qu’on dût traiter des choses aussi innocentes plus sévèrement qu’on n’a traité les Chapelle, les Chaulieu, les La Fontaine, les Rabelais, et même les épigrammes de Rousseau[1].

Il s’en faut beaucoup que le Recueil de Prault approchât de la liberté du moins hardi de tous les auteurs que je cite. Le principal objet même de ce Recueil était le commencement du Siècle de Louis XIV, ouvrage d’un bon citoyen et d’un homme très-modéré. J’ose dire que, dans tout autre temps, une pareille entreprise serait encouragée par le gouvernement. Louis XIV donnait six mille livres de pension aux Valincour, aux Pellisson, aux Racine, et aux Despréaux, pour faire son histoire, qu’ils ne firent point ; et moi, je suis persécuté pour avoir fait ce qu’ils devaient faire. J’élevais un monument à la gloire de mon pays, et je suis écrasé sous les premières pierres que j’ai posées. Je suis en tout un exemple que les belles-lettres n’attirent guère que des malheurs[2].

Si vous étiez à leur tête, je me flatte que les choses iraient un peu autrement, et plût à Dieu que vous fussiez dans les places que vous méritez ! Ce n’est pas pour moi, c’est pour le bonheur de l’État que je le désire.

Vous savez comment Gowers a gagné ici son procès tout d’une voix, comment tout le monde l’a félicité, et avec quelle vivacité les grands et les petits l’ont prié de ne point retourner en France. Je compte, pour moi, rester très-longtemps dans ce pays-ci ; j’aime les Français, mais je hais la persécution. Je suis indigné d’être traité comme je le suis, et, d’ailleurs, j’ai de bonnes raisons pour rester ici. J’y suis entre l’étude et l’amitié, je n’y désire rien, je n’y regrette que de ne vous point voir.

Peut-être viendra-t-il des temps plus favorables pour moi, où je pourrai joindre aux douceurs de la vie que je mène celle de profiter de votre commerce charmant, de m’instruire avec vous, et de jouir de vos bontés. Je ne désespère de rien.

J’ai vu ici M. d’Argens ; je suis infiniment content de ses pro-

  1. Voyez la lettre 1218, page 351.
  2. Le volume dans lequel était l’Essai sur le Siècle de Louis XIV venait d’être condamné. Voltaire avait été persécuté, en 1734, pour les Lettres philosophiques ; en 1736, pour le Mondain.