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1274. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 18 mai[1].

Je vois dans vos discours la puissante évidence,
Et d’un autre côté la brillante apparence :
Par tous deux[2] ébranlé, séduit également.
Je demeure indécis dans mon aveuglement.
L’homme est né pour agir, il est libre, il est maître,
Mais ses sens limités ne sauraient tout connaître ;
Ses organes grossiers confondent les objets ;
L’atome n’est point vu de ses yeux imparfaits.
Et les trop vastes corps à ses regards échappent ;
Les tubes vainement dans les cieux les rattrapent.
Pour tout connaître enfin nous ne sommes pas faits.
Mais devinons toujours, et soyons satisfaits.

Voilà tout le jugement que je puis faire entre la marquise et M. de Voltaire. Quand je lis votre Métaphysique, je m’écrie, j’admire, et je crois. Lorsque je lis les Institutions physiques[3] de la marquise, je me sens ébranlé, et je ne sais si je me suis trompé ou si je me trompe[4]. En un mot, il faudrait avoir une intelligence aussi supérieure aux vôtres que vous êtes au-dessus des autres êtres pensants, pour dire qui de vous a deviné le mot de l’énigme. J’avoue humblement que je respecte beaucoup la raison suffisante, mais que je la croirais d’un usage infiniment plus sûr si nos connaissances étaient aussi étendues qu’elle l’exige. Nous n’avons que quelques idées des attributs de la matière et des lois de la mécanique ; mais je ne doute point que l’éternel Architecte n’ait une infinité de secrets que nous ne découvrirons jamais, et qui, par conséquent, rendent l’usage de la raison suffisante insuffisant entre nos mains. — J’avoue, d’un autre côté, que ces êtres simples qui pensent me paraissent bien métaphysiques, et que je ne comprends rien au vide de Newton, et très-peu à l’espace de Leibnitz. Il me paraît impossible aux hommes de raisonner sur les attributs et sur les actions du Créateur, sans dire des pauvretés. Je n’ai de Dieu aucune autre idée que d’un Être souverainement bon.

Je ne sais pas si sa liberté implique contradiction avec la raison suffisante, ou si des lois coéternelles à son existence rendent ses actions nécessaires et assujetties à leur détermination ; mais je suis très-convaincu que tout est assez bien dans ce monde, et que si Dieu avait voulu faire de nous des métaphysiciens, il nous aurait assurément communiqué des lumières et des connaissances infiniment supérieures aux nôtres,

  1. La lettre 1284 est la réponse à celle-ci,
  2. Voltaire et Mme du Châtelet.
  3. Il est question de ces deux ouvrages dans la lettre 1267.
  4. Dans sa lettre à Mme du Châtelet du 19 mai 1740, Frédéric fait l’éloge de ces Institutions physiques, qu’il critique sévèrement dans sa lettre à Jordan, du 24 septembre.