Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/474

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Adieu, mon cher Voltaire ; aimez-moi toujours un peu. Dès que je pourrai faire des odes et des épîtres, vous en aurez les gants. Mais il faut avoir beaucoup de patience avec moi, et me donner le temps de me traîner lentement dans la carrière où je viens d’entrer. Ne m’oubliez pas, et soyez sûr qu’après le soin de mon pays je n’ai rien de plus à cœur que de vous convaincre de l’estime avec laquelle je suis votre très-fidèle ami,

Fédéric.

1300. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Ce 24 de juin.

Zulime, mon respectable ami, est faite pour mon malheur. Vous savez que Mme de Richelieu est à la mort ; peut-être en est-ce fait à l’heure où je vous écris[1]. Vous n’ignorez pas la perte que je fais en elle ; j’avais droit de compter sur ses bontés, et, j’ose dire, sur l’amitié de M. de Richelieu. Il faut que je joigne à la douleur dont cette mort m’accable celle d’apprendre que M. de Richelieu me sait le plus mauvais gré du monde d’avoir laissé jouer Zulime dans ces cruelles circonstances. Vous pouvez me rendre justice. Cette malheureuse pièce devait être donnée longtemps avant que Mme de Richelieu fût à Paris. Elle fut représentée, le 9 juin, quand Mme de Richelieu donnait à souper, et se croyait très-loin d’être en danger. J’ai fait depuis humainement ce que j’ai pu pour la retirer[2], sans en venir à bout. Elle était à la troisième représentation, lorsque j’eus le malheur de perdre mon neveu[3], qui était correcteur des comptes, et que j’aimais tendrement. Ma famille ne s’est point avisée de trouver mauvais qu’on représentât un de mes ouvrages pendant que mon pauvre neveu était à l’agonie, et que j’avais le cœur percé. Faudrait-il que ceux qui se disent protecteurs ou amis, et qui souvent ne sont ni l’un ni l’autre, affectassent de se fâcher d’un prétendu manque de bienséance dont je n’ai pas été le maître, quand ma famille n’a pas imaginé de s’en formaliser ? Vous êtes peut-être à portée, vous ou monsieur votre frère, de faire valoir à M. de Richelieu mon innocence ; il a grand tort assurément de m’affliger. Je sens aussi douloureusement que lui la perte de Mme de Richelieu, et je suis bien loin de mériter son mécontentement ; il m’est très-sensible dans une occasion si triste. Il est bien dur de paraître insensible quand on a le cœur déchiré.

  1. Elle mourut le 2 août.
  2. Voyez le second alinéa de la lettre 1289.
  3. Voyez la lettre 1284.