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1324. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Berlin, le 5 août.

Mon cher Voltaire, j’ai reçu trois de vos lettres dans un jour de trouble, de cérémonie, et d’ennui. Je vous en suis infiniment obligé. Tout ce que je puis vous répondre, à présent, c’est que je remets le Machiavel à votre disposition, et je ne doute point que vous n’en usiez de façon que je n’aie pas lieu de me repentir de la confiance que je mets en vous. Je me repose entièrement sur mon cher éditeur.

J’écrirai à Mme du Châtelet en conséquence de ce que vous désirez. À vous parler franchement touchant son voyage, c’est Voltaire, c’est vous, c’est mon ami que je désire de voir ; et la divine Émilie, avec toute sa divinité, n’est que l’accessoire d’Apollon newtonianisé.

Je ne puis vous dire encore si je voyagerai ou si je ne voyagerai pas. Apprenez, mon cher Voltaire, que le roi de Prusse est une girouette de politique ; il me faut l’impulsion de certains vents favorables pour voyager ou pour diriger mes voyages. Enfin, je me confirme dans les sentiments qu’un roi est mille fois plus malheureux qu’un particulier. Je suis l’esclave de la fantaisie de tant d’autres puissances que je ne peux jamais, touchant ma personne, ce que je veux. Arrive cependant ce qui pourra, je me flatte de vous voir. Puissiez-vous être uni à jamais à mon bercail !

Adieu, mon cher ami, esprit sublime, premier-né des êtres pensants. Aimez-moi toujours sincèrement, et soyez persuadé qu’on ne saurait vous aimer et vous estimer plus que je fais. Vale.

Fédéric.

1325. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Berlin, 6 août.

Mon cher ami, je me conforme entièrement à vos sentiments, et je vous fais arbitre. Vous en jugerez comme vous le trouverez à propos ; et je suis tranquille, car mes intérêts sont en bonnes mains.

Vous aurez reçu de moi une lettre datée d’hier ; voici la seconde que je vous écris de Berlin ; je m’en rapporte au contenu de l’autre. S’il faut qu’Émilie accompagne Apollon, j’y consens ; mais, si je puis vous voir seul, je préférerai le dernier. Je serais trop ébloui, je ne pourrais soutenir tant d’éclat à la fois ; il me faudrait le voile de Moïse[1] pour tempérer les rayons mêlés de vos divinités.

Pour le coup, mon cher Voltaire, si je suis surchargé d’affaires, je travaille sans relâche ; mais je vous prie de m’accorder suspension d’armes. Encore quatre semaines, et je suis à vous pour jamais.

  1. Exode, xxxiv, 34, 35.