Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/213

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J’aime César, ce bel esprit,
César dont la main fortunée,
À tous les lauriers destinée,
Agrandit Rome, et lui prescrit
Un autre ciel, une autre année.
J’aime César entre les bras
De la maîtresse qui lui cède ;
Je ris et ne me fâche pas
De le voir, jeune et plein d’appas,
Dessus et dessous Nicomède.
Je l’admire plus que Caton,
Car il est tendre et magnanime,
Éloquent comme Cicéron,
Et tantôt gai, tantôt sublime,
Comme un roi dont je tais le nom.
Mais je perds un peu de l’estime
Quand il passe le Rubicon,
Et je pleure quand ce grand homme,
Bon poëte et bon orateur,
Ayant tant combattu pour Rome,
Combat Rome pour son malheur.

Vous êtes plus heureux, sire, après votre prise de la Silésie, que votre devancier après Pharsale. Vous écrivez comme lui des commentaires ; vous aimez comme lui la société ; vous en faites le charme ; vous m’envoyez des vers bien jolis, et une préface[1] digne de vous, qui annonce un ouvrage digne de la préface. Je n’y puis plus tenir le côté de votre aimant m’attire trop fort, tandis que le côté de l’aimant de la France me repousse. S’il avait dans la Cochinchine un roi qui pensât, qui écrivit, et qui parlât comme vous, il faudrait s’embarquer et aller à ses pieds. Tous les gens qui ont une étincelle de goût et de raison doivent devenir des reines de Saba.

Je vous avouerai cependant, grand roi, avec ma franchise impertinente, que je trouve que vous vous sacrifiez un peu trop dans cette belle préface de vos Mémoires. Pardon, ou plutôt point de pardon vous laissez trop entrevoir que vous avez négligé l’esprit de la morale pour l’esprit de conquête. Qu’avez-vous donc à vous reprocher ? N’aviez-vous pas des droits très-réels sur la Silésie[2], du moins sur la plus grande partie ; et le déni de justice ne vous autorisait-il pas assez ? Je n’en dirai pas davantage mais sur tous les articles je trouve Votre Majesté trop

  1. 1. L’avant-propos des Mémoires du roi de Prusse. Voyez la lettre précédente.
  2. Voltaire parle différemment de l’expédition de Silésie, dans ses Mémoires.