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1844. — À M. DE CIDEVILLE.
À Paris, le 19 août.

Mon cher ami, pardonnerez-vous à un homme qui a été accablé de maladies et d’une tragédie ? Figurez-vous qu’on m’avait ordonné une grande pièce de théâtre pour les relevailles de madame la dauphine ; que j’en étais au quatrième acte, quand madame la dauphine mourut[1], et que, moi chétif, j’ai été sur le point de mourir pour avoir voulu lui plaire. Voilà comme la destinée se joue des têtes couronnées, des premiers gentilshommes de la chambre, et de ceux qui font des vers pour la cour !

Le poëme[2] de Mme  du Boccage, que vous m’avez envoyé, a eu une meilleure fortune. Je lui en ai fait, quoique très-tard, les remerciements les plus sincères. C’est une belle époque pour les lettres et pour votre Académie. J’ai trouvé son poëme écrit facilement et avec naturel ce n’est pas là un petit mérite, puisque c’est avoir surmonté la plus grande des difficultés.

Nous avons ici un jeune homme[3] du pays de Pourceaugnac, qui a remporté notre prix ; cela n’a pas l’air si galant que votre Académie ; mais en vérité, sa pièce est une des meilleures qui se soient faites depuis trente ans. La littérature languit d’ailleurs. La terre se repose. Il ne faut pas faire des moissons tous les jours ; la trop grande abondance dégoûterait. Il n’y a que la douceur de l’amitié et de la société qui ne lasse point. Et cependant, mon ancien ami, ai-je vécu avec vous ? ai-je eu cette consolation ? Je n’ai fait que souffrir pendant tout le temps que vous avez été à Paris, et j’ai passé une vie douloureuse à espérer inutilement de jouir des agréments et du commerce charmant de mon cher Cideville. Il y a deux mois que je ne vois personne, et que je n’ai pu répondre à une lettre. Mon âme était à Babylone, mon corps dans mon lit ; et de là je dictais à mon valet de chambre[4] de grands diables de vers tragiques qu’il estropiait.

  1. Le 22 juillet 1746.
  2. Le sujet et le titre de ce poëme, couronné par l’Académie de Rouen le 19 juillet 1745, et imprimé en 1746, étaient le Prix alternatif entre les Belles-Lettres et les Sciences, fondé par le duc de Luxembourg, gouverneur de Normandie. C’était le premier prix que distribuait l’Académie de Rouen, et il rappelait celui que l’Académie française, en 1671, décerna à Mlle  de Scudéri, Normande comme Mme  du Boccage.
  3. Marmontel ; voyez page 407. Le sujet du prix qu’il venait de remporter était la Gloire de Louis le Grand perpétuée dans le roi son successeur.
  4. Ce doit être Longchamp, dont il est parlé dans la lettre 1846.