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année 1750.

jours à Clèves, et malheureusement ni la duchesse de Clèves ni le duc de Nemours[1] n’étaient plus dans le château. Les ordres du roi pour les relais ont été arrêtés quinze jours entiers ; j’aurai dû consacrer ces quinze jours à Aurélie, et je ne les ai employés qu’à me donner des indigestions. Je vous fais ma confession, mes anges. Enfin me voici dans ce séjour autrefois sauvage, et qui est aujourd’hui aussi embelli par les arts qu’ennobli par la gloire. Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procureurs, opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poëte, grandeur et grâces, grenadiers et Muses, trompettes et violons, repas de Platon, société, et liberté ! Qui le croirait ? Tout cela pourtant est très-vrai, et tout cela ne m’est pas plus précieux que nos petits soupers. Il faut avoir vu Salomon dans sa gloire ; mais il faut vivre auprès de vous, avec M. de Choiseul et M. l’abbé de Chauvelin. Que cette lettre, je vous en prie, soit pour eux ; qu’ils sachent à quel point je les regrette, même quand j’entends Frédéric le Grand. Je suis tout honteux d’avoir ici l’appartement de M. le maréchal de Saxe, On a voulu mettre l’historien dans la chambre du héros.


À de pareils honneurs je n’ai point dû m’attendre ;
Timide, embarrassé, j’ose à peine en jouir.
Quinte-Curce lui-même aurait-il pu dormir,
S’il eût osé coucher dans le lit d’Alexandre ?

Mais dans quel lit couchez-vous, vous autres ? Est-ce auprès du bois de Boulogne ? est-ce à Plombières ? est-ce à Paris ? Mme d’Argental a-t-elle eu besoin des eaux ? Il y a un mois que j’ignore ce que j’ai le plus d’envie de savoir. On m’a mandé que l’Esprit et le Sentiment[2] de Mme de Graffigny avait réussi. Ma troupe[3] a joué chez moi Jules César. Mais je ne sais pointée que font mes anges ; j’ai attendu, pour leur écrire, que je fusse un peu stable, et que je pusse recevoir de leurs nouvelles. J’en attends avec la double impatience de l’absence et de l’amitié.

Adieu, mes anges ; mon Frédéric le Grand fait un peu de tort à Aurèlie. Il prend mon temps et mon âme. La caverne d’Euripide vaut mieux, pour faire une tragédie, que les agréments

  1. Allusion au roman de la Princesse de Clèves.
  2. Cénie, comédie en cinq actes, en prose, représentée, pour la première fois, le 25 juin 1750.
  3. Composée de Lekain, de Heurtaud (ou Heurtau), et de quelques jeunes gens que cite Longchamp dans l’arlicle xxvii de ses Mémoires.