Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/185

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condamner. Je ne sais comment vont les tracasseries de Lekain. Pour nous, nous jouons ici Rome sauvée sans tracasserie ; je gronde comme je faisais à Paris, et tout va bien. Nous avons déjà fait trois répétitions ; j’essayerai le rôle d’Aurélie, et au mois de novembre vous en jugerez. Je retrouverai mon petit théâtre ; nous tâcherons d’amuser Mme  d’Argental. Tout ce tracas-là fait du bien à la santé. Voyager et jouer la comédie vaut presque les pilules de Stahl. Qu’est-ce que trois ou quatre cents lieues ? Bagatelles. Voyez les Romains, ces anciens maîtres de nous autres barbares : ils couraient de Rome en Afrique, au fond des Gaules, dans l’Asie ; c’était une promenade. Nous nous effrayons d’aller à dix lieues. Les Parisiens sont de francs sybarites. Vive le roi de Prusse, il va à Königsberg comme vous allez à Neuilly ; mais, mes anges, de tous ces voyages, les plus gais seront ceux que je ferai pour vous. Messieurs de Neuilly, je suis à vous pour la vie. Mandez-moi des nouvelles de la santé de Mme  d’Argental.

Adieu, adieu ; aimez-moi toujours, je vous en prie.


2125. — À M. LE DUC D’UZÈS[1].
À Berlin, le 14 septembre.

Je dois à votre goût pour la littérature, monsieur le duc, la lettre dont vous m’honorez ; ce goût augmente encore ma sensibilité, et c’est pour moi un nouveau sujet de remerciements. Vous ne pouvez assurément mieux faire, dans le loisir que votre gloire, vos blessures, et la paix, vous ont donné, que de cultiver un esprit aussi solide que le vôtre. Il n’y a que du vide dans toutes les choses de ce monde, mais il y en a moins dans l’étude qu’ailleurs : elle est une grande ressource dans tous les temps, et nourrit l’âme jusqu’au dernier moment. Je suis auprès d’un grand roi qui, tout roi qu’il est, s’ennuierait s’il ne pensait pas comme vous ; et je ne me suis rendu auprès de lui, après seize ans d’attachement, que parce qu’il joint à toutes ses grandes qualités celle d’aimer passionnément les arts. J’ai résisté à la tentation de vivre auprès de lui tant qu’a vécu Mme  du Châtelet,

  1. Charles-Emmanuel de Crussol, duc d’Uzès, né le 11 janvier 1707 ; nommé brigadier des armées du roi en 1734, après avoir été blessé à la bataille de Parme de deux coups de feu, dont l’un lui creva l’œil droit, et l’autre lui cassa l’épaule gauche. Il fut reçu duc et pair au commencement de 1740, et mourut le 3 février 1762.