Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/189

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que vous ; il est roi, mais c’est une passion de seize[1] ans ; il m’a tourné la tête. J’ai eu l’insolence de penser que la nature m’avait fait pour lui. J’ai trouvé une conformité si singulière entre tous ses goûts et les miens que j’ai oublié qu’il était souverain de la moitié de l’Allemagne, que l’autre tremblait à son nom ; qu’il avait gagné cinq batailles, qu’il était le plus grand général de l’Europe, qu’il était entouré de grands diables de héros hauts de six pieds. Tout cela m’aurait fait fuir mille lieues ; mais le philosophe m’a apprivoisé avec le monarque, et je n’ai vu en lui qu’un grand homme bon et sociable. Tout le monde me reproche qu’il a fait pour d’Arnaud des vers[2] qui ne sont pas ce qu’il a fait de mieux ; mais songez qu’à quatre cents lieues de Paris il est bien difficile de savoir si un homme qu’on lui recommande a du mérite ou non ; de plus, c’est toujours des vers, et, bien ou mal appliqués, ils prouvent que le vainqueur de l’Autriche aime les belles-lettres, que j’aime de tout mon cœur. D’ailleurs, d’Arnaud est un bon diable qui, par-ci par-là, ne laisse pas de rencontrer de bonnes tirades. Il a du goût ; il se forme ; et, s’il arrive qu’il se déforme, il n’y a pas grand mal. En un mot, la petite méprise du roi de Prusse n’empêche pas qu’il ne soit le plus aimable et le plus singulier de tous les hommes.

Le climat n’est point si dur qu’on se l’imagine. Vous autres Parisiennes, vous pensez que je suis en Laponie ; sachez que nous avons eu un été aussi chaud que le vôtre, que nous avons mangé de bonnes pêches et de bons muscats ; et que, pour trois ou quatre degrés du soleil de plus ou de moins, il ne faut pas traiter les gens du haut en bas.

Vous voyez jouer chez moi, à Paris[3], des Mahomet ; mais moi, je joue à Berlin des Rome sauvée, et je suis le plus enroué Cicéron que vous ayez vu. D’ailleurs, mon aimable enfant, digérons : voilà le grand point. Ma santé est à peu près comme elle était à Paris ; et, quand j’ai la colique, j’envoie promener tous les rois de l’univers. J’ai renoncé à ces divins soupers, et je m’en trouve un peu mieux. J’ai une grande obligation au roi de Prusse ; il m’a donné l’exemple de la sobriété. Quoi ! ai-je dit, voilà un roi né gourmand qui se met à table sans manger, et qui y est de bonne compagnie ; et moi, je me donnerais des indigestions comme un sot !

Que je vous plains, vous qui êtes au lait, qui quittez votre

  1. De quatorze ans.
  2. Voyez la lettre 2100.
  3. Rue Traversière.