Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/228

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palais du soleil dans Phaéton. Mlle Astrua[1] est la plus belle voix de l’Europe ; mais fallait-il vous quitter pour un gosier à roulades et pour un roi ? Que j’ai de remords, ma chère enfant ! que mon bonheur est empoisonné ! que la vie est courte ! qu’il est triste de chercher le bonheur loin de vous ! et que de remords si on le troure !

Je suis à peine convalescent ; comment partir ? Le char d’Apollon s’embourberait dans les neiges détrempées de pluie qui couvrent le Brandebourg. Attendez-moi, aimez-moi, recevez-moi, consolez-moi, et ne me grondez pas. Ma destinée est d’avoir affaire à Rome, de façon ou d’autre. Ne pouvant y aller, je vous envoie Rome en tragédie, par le courrier de Hambourg, telle que je l’ai retouchée ; que cela serve du moins à amuser les douleurs communes de notre éloignement. J’ai bien peur que vous ne soyez pas trop contente du rôle d’Aurélie. Vous autres femmes vous êtes accoutumées à être le premier mobile des tragédies, comme vous l’êtes de ce monde. Il faut que vous soyez amoureuses comme des folles, que vous ayez des rivales, que vous fassiez des rivaux ; il faut qu’on vous adore, qu’on vous tue, qu’on vous regrette, qu’on se tue avec vous. Mais, mesdames, Cicéron et Caton ne sont pas galants ; César et Catilina couchaient avec vous, j’en conviens, mais assurément ils n’étaient pas gens à se tuer pour vous. Ma chère enfant, je veux que vous vous fassiez homme pour lire ma pièce. Envoyez prier l’abbé d’Olivet de vous prêter son bonnet de nuit, sa robe de chambre, et son Cicéron, et lisez Rome sauvée dans cet équipage.

Pendant que vous vous arrangerez pour gouverner la république romaine sur le théâtre de Paris, et pour travestir en Caton et en Cicéron nos comédiens, je continuerai paisiblement à travailler au Siècle de Louis XIV, et je donnerai à mon aise les batailles de Nervinde et d’Hochstedt. Variété, c’est ma devise[2]. J’ai besoin de plus d’une consolation. Ce ne sont point les rois, ce sont les belles-lettres qui la donnent.


2163. — À M. DARGET.
Décembre[3].

Mon cher ami, j’ai tenté toutes les voies possibles pour racheter à prix d’argent la quatrième persécution que j’essuie depuis

  1. Voyez lettre 2114.
  2. Voyez La Fontaine : le Pâté d’anguille.
  3. C’est à tort, croyons-nous, que ce billet a été classé à l’année 1751. Il doit être de décembre 1750.