Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/256

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Je ne me suis jamais corrigé de la maudite idée d’aller toujours en avant dans toutes les affaires, et, quoique très-persuadé qu’il y a mille occasions où il faut savoir perdre et se taire, et quoique j’en eusse l’expérience, j’ai eu la rage de vouloir prouver que j’avais raison contre un homme avec lequel il n’est pas même permis d’avoir raison. Comptez que je suis au désespoir, et que je n’ai jamais senti une douleur si profonde et si amère. Je me suis privé, de gaieté de cœur, du seul objet pour qui je suis venu ; j’ai perdu des conférences qui m’éclairaient et qui me ranimaient, j’ai déplu au seul homme à qui je voulais plaire. Si la reine de Saba avait été dans la disgrâce de Salomon, elle n’aurait pas plus souffert que moi. Je peux répondre au Salomon d’aujourd’hui que tout son génie n’est pas capable de me faire sentir ma faute au point où mon cœur me la fait sentir. J’ai une maladie bien cruelle ; mais elle n’approche pas, en vérité, de mon affliction, et cette affliction n’est égale qu’à ce tendre et respectueux attachement qui ne finira qu’avec ma vie.


2192. — À M. DARGET.
À Berlin, samedi au soir, 1751.

Voici, mon cher ami, ce que le médecin des eaux de Clèves m’envoie. En qualité de malade, cette affaire est de mon département : faites-en l’usage que vous voudrez. Je suis. Dieu merci, débarrassé de ma querelle avec l’Ancien Testament, et je suis au désespoir de l’avoir eue ; mais on est homme : les affaires s’enfournent, je ne sais comment. J’ai fait une folie, mais je ne suis pas fou. Je voudrais guérir aussi vite que j’oublie tout cela. Ma foi, il faut aussi que Frédéric le Grand l’oublie, car je défie tous les juifs, et même leurs prophètes, d’être plus sensibles que moi à ses beaux vers et à son beau génie.

Je vous avoue que je serais bien content d’aller travailler, tous les matins, dans la bibliothèque de Sans-Souci, où il y a des livres dont je peux faire usage. Ce n’est pas l’unique objet de mes désirs, comme vous le jugez bien ; et le maître me tient plus au cœur que sa bibliothèque. J’ai des chevaux ; quand vous voudrez venir manger le potage du malade, nous philosopherons comme nous pourrons, et nous jouirons, dans le jardin, du premier rayon de soleil. Bonsoir, mon cher ami.

À propos, je prends la liberté d’écrire à Frédéric le Grand, dans l’effusion de mon cœur ; j’ai mis la lettre dans le paquet de M. Fredersdorff.