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car, par parenthèse, je me meurs, Milord Tyrconnell, que vous avez vu si gros, si gras, si frais, si robuste, est dans un état encore pire que le mien ; et, si on pariait à qui fera plus tôt le grand voyage, ceux qui parieraient pour lui auraient beau jeu[1]. C’est dommage ; mais qui peut s’assurer d’un jour de vie ? Nous ne sommes que des ombres d’un moment, et cependant on se donne des peines, on fait des projets, comme si on était immortel.

Adieu, monseigneur ; daignez m’aimer encore un peu, pour le moment où nous avons à végéter sur ce petit tas de boue, où vous ne laissez pas de faire de grandes choses.


2335. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Dimanche, 20 février.

Sire, j’espérais venir mettre hier à vos pieds ce petit tribut, heureux s’il pouvait être dans la bibliothèque de Votre Majesté, au-dessous de l’Histoire de Brandebourg, comme le serviteur au-dessous du maître. Mon triste état ne m’a pas permis de remplir mes désirs. Je me flatte encore que, mercredi ou jeudi, je pourrai jouir de ce bonheur, et reprendre un reste de vie par vos bontés. Celui qui a dit si heureusement, et d’une manière si touchante :


Qu’il était roi sévère, et citoyen humain[2] ;


celui qui a daigné rassurer ma famille contre ses craintes, se souviendra que depuis seize ans je lui suis attaché. Comment, sire, après ce temps, ne me serais-je pas donné entièrement à vous, quand je joins à l’étonnement où vos talents me jettent le bonheur de trouver mes sentiments, mes goûts, justifiés par les vôtres, la même horreur des préjugés, la même ardeur pour l’étude, la même impatience de finir ce qui est commencé, avec la patience de le polir et de le retoucher ? Vous m’encouragez au bout de ma carrière ; et, à présent que vous êtes perfectionné dans la connaissance et dans l’usage de toutes les finesses de notre langue, en vers et en prose, à présent que je ne vous suis plus d’aucun secours pour les bagatelles grammaticales, vous me souffrirez par bonté, par générosité, par cette constance attachée

  1. Tyrconnell mourut le 2 mars suivant.
  2. Voyez page 214.