Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/415

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au-dessus d’elle. Que ne dois-je point à Mme  Denis, qui m’attire de votre part une attention si touchante ! En vérité, ce n’est qu’en France qu’on trouve des cœurs si prévenants, comme ce n’est qu’en France qu’on trouve la perfection de votre art. Le mien est bien peu de chose ; je ne me suis jamais occupé qu’à amuser les hommes, et j’ai fait quelquefois des ingrats. Vous vous occupez à les secourir. J’ai toujours regardé votre profession comme une de celles qui ont fait le plus d’honneur au siècle de Louis XIV, et c’est ainsi que j’en ai parlé[1] dans l’histoire de ce siècle ; mais jamais je ne l’ai plus estimée. J’ai étudié la médecine comme Mme  de pimbesche avait appris la Coutume en plaidant[2]. J’ai lu Sydenham, Freind, Boerhaave. Je sais que cet art ne peut être que conjectural, que peu de tempéraments se ressemblent, et qu’il n’y a rien de plus beau ni de plus vrai que le premier aphorisme d’Hippocrate : Experientia fallax, judicium difficile. J’ai conclu qu’il fallait être son médecin soi-même, vivre avec régime, secourir de temps en temps la nature, et jamais la forcer ; mais surtout savoir souffrir, vieillir, et mourir.

Le roi de Prusse, qui, après avoir remporté cinq victoires, donné la paix, réformé les lois, embelli son pays, après en avoir écrit l’histoire, daigne encore faire de très-beaux vers, m’a adressé une ode[3] sur cette nécessité à laquelle nous devons nous soumettre. Cet ouvrage et votre lettre valent mieux pour moi que toutes les facultés de la terre. Je ne dois pas me plaindre de mon sort. J’ai atteint l’âge de cinquante-huit ans avec le corps le plus faible, et j’ai vu mourir les plus robustes à la fleur de leur âge. Si vous aviez vu milord Tyrconnell et La Mettrie, vous seriez bien étonné que ce fût moi qui fût en vie : le régime m’a sauvé. Il est vrai que j’ai perdu presque toutes mes dents par une maladie dont j’ai apporté le principe en naissant ; chacun a dans soi-même, dès sa conception, la cause qui le détruit. Il faut vivre avec cet ennemi jusqu’à ce qu’il nous tue. Le remède de Demouret ne me convient pas ; il n’est bon que contre les scorbuts accidentels et déclarés, et non contre les affections d’un sang saumuré, et d’organes desséchés qui ont perdu leur ressort et leur mollesse. Les eaux de Barèges, de Padoue, d’Ischia, pourraient me faire du bien pour un temps ; mais je ne sais s’il ne vaut pas mieux savoir souffrir en paix, au coin de son feu, avec du régime, que d’aller chercher si loin une santé si incer-

  1. Voyez tome XIV, page 558.
  2. Les Plaideurs, acte II, scène iv.
  3. Voyez les lettres 2296 et 2305.