Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/465

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

espèce, et j’ai travaillé à les mettre en œuvre. Il fallait absolument montrer au public cette première esquisse faite à Berlin, pour réveiller l’assoupissement où sont la plupart de vos sybarites de Paris, sur ce qui regarde la gloire de la France et leurs propres familles.

J’ai lieu de me flatter que la nouvelle édition à laquelle on travaille méritera l’attention et les suffrages des esprits bien faits qui aiment la vérité. Mais je vous répéterai qu’il ne faut écrire l’histoire de France que quand on n’en est plus l’historiographe ; qu’il faut amasser ses matériaux à Paris, et bâtir l’édifice à Potsdam. J’espère en vos bontés quand mon édition sera faite. Avec le philosophe roi auprès duquel j’ai le bonheur de vivre, et un ami tel que vous à Paris, je n’ai que des événements favorables à attendre.

L’édition infidèle de Rome sauvée me fait encore plus de peine que celle du Siècle faite à Lyon. Je n’ai d’enfants que mes pauvres ouvrages, et je suis fâché de les voir mutiler si impitoyablement. C’est un des malheureux effets de mon absence, mais cette absence était indispensable. Le sort d’un homme de lettres et le triste honneur d’être célèbre à Paris sont environnés de trop de désagréments. Trop d’avilissement est attaché à cet état équivoque, qui n’est d’aucune condition, et qui, avili aux yeux de ceux qui ont un établissement, est exposé à l’envie de ceux qui n’en ont pas.

J’ai été si fatigué des désagréments qui déshonorent les lettres que, pour me dépiquer, je me suis avisé de faire ce que la canaille appelle une grande fortune[1]. Je me suis procuré beaucoup de bien, tous les honneurs qui peuvent me convenir, le repos et la liberté ; le tout avec la société d’un roi qui est assurément un homme unique dans son espèce, au-dessus de tous les préjugés, même de ceux de la royauté. Voilà le port où m’ont conduit les orages qui m’ont désolé si longtemps. Mon bonheur durera autant qu’il plaira à Dieu.

J’avoue que le vôtre est d’une espèce plus flatteuse. Vous régnez, et je suis auprès d’un roi ; aussi je vous mets dans le premier rang des heureux, et moi dans le second. Mais j’ai peur que la jeunesse et la santé ne soient un état infiniment au-dessus du nôtre. Comment faire ? Consolons-nous comme nous pourrons dans nos royaumes de passage.

Vous avez tort, mon cher et illustre confrère, de tant haïr les ouvrages médiocres ; vous n’en aurez guère d’autres à Paris. Le

  1. Voyez la lettre du 12 mars 1754.