Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/93

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pas poëte à vingt ans ne le deviendra de sa vie. Je n’ai point assez de présomption pour me flatter du contraire, ni je ne suis assez aveugle pour ne me pas rendre justice.

Envoyez-moi donc vos ouvrages par générosité, et ne vous attendez à rien de ma part qu’à des applaudissements. Je veux


Imiter de Conrart le silence prudent ;

(Boileau, ép. I, v. 40.)


mais cela ne me rendra point insensible aux beautés de là poésie. J’estimerai d’autant plus vos ouvrages que j’ai éprouvé l’impossibilité d’y atteindre.

Ne me faites plus de tracasseries sur les on dit. On dit est la gazette des sots. Personne n’a mal parlé de vous dans ce pays-ci. Je ne sais dans quel livre d’Argens bavarde sur Euripide ; qui vous dit que c’est vous ? S’il avait voulu vous désigner, n’aurait-il pas choisi Virgile plutôt qu’Euripide ? Tout le monde vous aurait reconnu à ce coup de pinceau ; et dans le passage que vous me citez je ne vois aucun rapport avec la réception qu’on vous a faite ici.

Ne vous forgez donc pas des monstres pour les combattre. Ferraillez, s’il le faut, avec les ennemis réels que votre mérite vous a faits en France, et ne vous imaginez pas d’en trouver où il n’y en a point ; ou, si vous aimez les tracasseries, ne m’y mêlez jamais ; je n’y entends rien, ni ne veux jamais rien y entendre.

Je vois, par tous les arrangements que vous prenez, le peu d’espérance qu’il me reste de vous voir. Vous ne manquerez pas d’excuses ; une imagination aussi vive que la vôtre est intarissable. Tantôt ce sera une tragédie dont vous voudrez voir le succès, tantôt des arrangements domestiques ; ou bien le roi Stanislas, ou de nouveaux on dit. Enfin je suis plus incrédule sur ce voyage que sur l’arrivée du Messie, que les Juifs attendent encore.

Il paraît ici une Élégie[1]… serait-elle de vous ? Voici le premier vers :


Un sommeil éternel a donc fermé les yeux, etc.

Mandez-le-moi, je vous prie ; j’ai quelques doutes là-dessus ; vous seul pouvez les éclaircir.

J’attends avec impatience le grand envoi que vous m’annoncez, et je vous admirerai, tout ingrat et absent que vous êtes, parce que je ne saurais m’en empêcher.

Adieu ; je vais voir les agréables folies de Roland[2], et les héroïques sottises de Coriolan[3]. Je vous souhaite tranquillité, joie, et longue vie.

Fédéric.


  1. Cette élégie n’est probablement pas de Voltaire. Voyez tome XXXII, p. 432.
  2. L’opéra d’Angélique et Médor, musique de Graun, représenté pour la première fois le 27 mars 1749. Le sujet de cette pièce est tiré du Roland furieux de l’Arioste.
  3. L’opéra de Coriolan, musique de Graun, représenté pour la première fois le 19 décembre 1749.