Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/163

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tion ; on lui a demandé ce qu’il en faisait ; il a répondu qu’il y était fort attaché. On lui a demandé s’il était seul ; il a répondu que non, qu’il avait plusieurs complices, et que monsieur le dauphin aurait son tour. On l’a menacé ; il a répondu qu’on pouvait le tenailler, qu’il ne nommerait personne, et qu’il rapporterait tout à la gloire de Dieu et mourrait martyr.

On lui a dit pourquoi il n’avait pas pris une arme plus forte ; il a répondu qu’il n’était pas encore préparé, et qu’il avait compté de faire son coup le jour des Rois ; qu’il le préméditait depuis huit jours, sans avoir eu une occasion favorable ; qu’il était resté dans la cour et dans le froid terrible qui a gelé la Seine, depuis quatre heures jusqu’à six, à attendre le roi. La main ne lui a point tremblé ; cependant le roi n’a été blessé que légèrement, entre la troisième et quatrième côte ; l’instrument s’est arrêté sur la côte, et n’a pu aller plus loin. Le roi avait d’ailleurs une camisole de flanelle sur la peau, une chemise, une autre camisole, veste juste-au-corps, et un volant de velours noir. Le fer a encore porté sur les coutures, qui ont émoussé la pointe du canif, et la graisse du roi lui a été utile. Somme totale, la plaie sondée et examinée est sans le moindre danger actuel : point de fièvre, beaucoup de courage et de discours admirables. Je l’ai vu ce matin dans son lit. Toute la France est à Versailles. Le roi s’est confessé avec beaucoup de zèle. On lui a demandé ce qu’il voulait qu’on fît du scélérat. « Demandez-le, dit-il, à mon lieutenant, en montrant monsieur le dauphin ; car pour moi je lui pardonne de tout mon cœur. » Le roi n’a jamais été plus digne d’amour que dans cette circonstance. Il sera guéri après-demain ; il dort et est au mieux.

Le scélérat régicide n’est point encore connu. Il se dit d’Artois ; il se nomme Damiens, et aujourd’hui il a dit qu’il se nomme Lefeure. Il a annoncé d’avance que les tortures ne lui feraient rien avouer. Il a pris monsieur le garde des sceaux pour monsieur le chancelier, et lui a demandé pourquoi il avait quitté sa compagnie. Il a déclaré être de la religion catholique, apostolique et romaine. On lui a brûlé les pieds par essai ; il n’a rien avoué. On a changé de méthode ; on s’y prend avec douceur. On espère savoir bientôt qui il est. Il a dit avoir trente-cinq ans. Personne ne le voit ; il est dans la geôle de Versailles, ayant vingt gardes du corps dedans, et cinquante fusiliers des gardes françaises et suisses dehors.

Le parlement a demandé au roi la permission de s’assembler aux conditions qu’il lui plairait, pour venger cet assassinat. On rapporte là-dessus des choses admirables. Il paraît que cet assassin est un fanatique furieux, qui se persuade mériter le ciel par cette action.


3286. — À M.  PIERRE ROUSSEAU[1].
À Lausanne, 7 janvier.

J’ai reçu, monsieur, la lettre non datée que tous avez bien voulu m’écrire : je présume que vous êtes à Liège, puisque c’est

  1. Bibliothèque royale de Bruxelles, manuscrit 11582.