Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/43

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retraite délicieuse à tous égards ; jamais un moment à Paris ; je ne vais plus à Champs ; il m’est impossible, à la vie que je mène, d’en jouir, et je le regarde précisément comme une maîtresse qui serait allée s’établir au nouveau monde. Il se pourrait quelquefois qu’il m’en revînt des images agréables, mais je ne m’en croirais pas moins dans le cas d’en prendre une autre. Quant à l’abbé de Voisenon, hélas ! dans ce moment-ci c’est une brebis égarée ; l’Amour me l’a ravi. Plus épris qu’un jeune écolier, il ne quitte plus l’objet de sa tendresse, et je crains d’autant plus pour sa santé que je ne crois point du tout qu’elle soit d’accord ni avec son ardeur ni avec son bonheur. Deux accès d’asthme ne me l’ont point encore ramené ; il touche au troisième, et je le reverrai : mauvais moment, comme vous voyez, pour lui proposer ce que je désire ; et puis, à tout seigneur tout honneur[1].

Passons au plus intéressant. Un rayon de la grâce a éclairé, mais sans ivresse[2] ; quelques changements médiocres en sont le seul témoignage. On ne va plus au spectacle, on a fait maigre trois jours de la semaine, pendant tout le carême, mais sous la condition qu’on n’en serait point incommodée. Les moments qu’on peut donner à la lecture sont vraisemblablement employés à de bons livres ; au reste, la même vie, les mêmes amis, et je me flatte d’être du nombre ; aussi aimable qu’on a jamais été, et plus de crédit que jamais. Voilà la position où l’on est, et qui fait qu’on voudrait des psaumes de votre façon. L’on vous connaît, on vous a admiré, et l’on veut vous lire encore ; mais l’on est bien aise de vous prescrire l’objet de ses lectures. Ainsi, je vous le répète, il faut que vous nous donniez une heure par jour, et bientôt vous verrez que vous aurez satisfait et à nos désirs, et à votre réputation. Je vous le dis encore, et en vérité sans fadeur, de tout temps vous avez été destiné à faire cet ouvrage. Vous vous le devez, et à nous aussi, et c’est une marque d’attention à laquelle le bon prophète sera très-sensible ; je le serai aussi très-sincèrement à cette preuve d’amitié de votre part, et j’en attends incessamment les heureux essais.

À l’égard de l’opéra prussien (Mérope), de la fin de la Pucelle que vous m’avez promise, et des autres choses que vous me faites espérer, envoyez-les à Genève, à M.  Vasserot de Châteauvieux : il me les enverra par le premier ballot qu’il m’adressera. Je vous demande deux exemplaires de vos deux poëmes avec les notes[3], l’un pour Mme  de Pompadour, l’autre pour moi. Envoyez-les-moi par la poste avec une première enveloppe à mon nom, et par-dessus une autre à M.  de Malesherbes, premier président de la cour des aides. Il est accoutumé à en recevoir beaucoup pour moi. Vous feriez bien d’y joindre un ou deux psaumes, je vous en remercie d’avance[4].

  1. On peut conjecturer de ce que dit ici le duc de La Vallière que Voltaire, en éludant la demande qu’on lui faisait touchant des psaumes, aurait engagé le duc à s’adresser à l’abbé de Voisenon, qu’on appelait l’évêque de Montrouge, pour remplir un thème qui était plus de sa compétence que de celle d’un laïque.
  2. Il s’agit ici de Mme  de Pompadour.
  3. Sur la Loi naturelle et sur le Désastre de Lisbonne.
  4. Voltaire ne fit point de psaumes. — Voyez tome IX, page 481, et ci-après la lettre à Thieriot du 11 juin 1759.