Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/458

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
448
CORRESPONDANCE.

pêcheriez nos amis les dévots de dire qu’on n’a pas osé mettre la mine d’un profane comme moi au-dessous du plus gras des abbés. J’aurais plus de raison, mon cher et respectable ami, de vous demander votre effigie que vous de demander la mienne ; mais j’espère vous voir en personne. Je ne peux pas concevoir que Mme  de Grolée ne vous prie pas à mains jointes de venir la voir, et alors je serai un homme heureux. J’aurais bien des choses à vous dire à présent secreto ; et surtout sur le ridicule dont je suis affublé de ne pouvoir venir qu’après la paix. Cette aventure est d’un très-bon comique.

Il est vrai, mon cher ange, que dans les horreurs et les vicissitudes de cette guerre, il y a eu des scènes bouffonnes comme dans les tragédies de Shakespeare, Premièrement, le roi de Prusse, qui a un petit grain dans la tête, fait un opéra en vers français de ma tragédie de Mèrope, en faisant son traité[1] avec l’Angleterre, et m’envoie ce beau chef-d’œuvre ; ensuite, quand il est battu, et que les Hanovriens sont chassés d’Hanovre, il veut se tuer : il fait son paquet ; il prend congé en vers et en prose ; moi, qui suis bon dans le fond, je lui mande qu’il faut vivre. Je le conseille comme Cinéas conseillait Pyrrhus[2]. J’aurais voulu même qu’il se fût adressé à M.  le maréchal de Richelieu, pour finir, tout en cédant quelque chose. Arrive alors l’inconcevable affaire de Rosbach ; et voilà que mon homme, qui voulait se tuer, tue en un mois Français, Autrichiens, et est le maître des affaires. Cette situation peut changer demain, mais elle est très-affermie aujourd’hui.

Or, maintenant je suppose que les Autrichiens ont intercepté mes lettres : y a-t-il là de quoi leur donner la moindre inquiétude ? n’est-ce pas le lion qui craint une souris ? qu’ai-je à faire à tout cela, s’il vous plaît ? Tout le monde, je crois, souhaite la paix. Si on empêche de venir dans votre ville tous ceux qui désirent la fin de tant de maux, il ne viendra chez vous personne. J’avoue que je voudrais que M.  de Staremberg fût bien persuadé que personne n’a plus applaudi que moi au traité de Versailles, en qualité de spectateur de la pièce ; j’ai battu des mains dans un coin du parterre.

C’est une chose rare que, le roi Prusse m’ayant tant fait de mal, les Autrichiens m’en fassent encore. Patience ; Dieu est juste. Mais, en attendant que je sois récompensé dans l’autre monde, votre

  1. Le 16 janvier 1756.
  2. Voyez page 325.